La Bundesliga n’a même pas encore dix ans en 1971 qu’un énorme scandale l’éclabousse : celui des matches truqués dans la lutte pour le maintien. D’une révélation rocambolesque aux nombreuses sanctions qui ont suivi ainsi que l’impact de l’affaire sur le football allemand, le journaliste et écrivain Ulrich Hesse-Lichtenberger revient pour nous sur l’affaire et tous ses contours.
Quand la fête tourne au cauchemar
Pour Ulrich Hesse, à qui l’on doit notamment Tor ! The Story of German Football (2002), « c’est la partie la plus magique du scandale ». A cette supercherie rocambolesque, il fallait une révélation dramatique qui reste gravée, une anecdote éclatante à ressortir même cinquante ans après. « C’était la fin de la saison et il y avait une Garden party organisée par le président des Kickers Offenbach, un homme avec un nom fantastique, Horst-Gregorio Canellas, quel superbe nom pour un dirigeant de club ! » Son équipe venait alors d’être reléguée, sans que l’on ne soupçonne l’incidence que cela aurait sur les événements à venir. Cette relégation, semble-t-il « acquise » sur le terrain à l’époque, avait provoqué une colère qui rongeait Canellas au plus profond de lui-même. Le gratin qui se déplaçait à sa Garden party représentait alors un public de choix, de quoi être sûr que toute information divulguée ce soir-là ne tombe pas dans de quelconques oreilles. « Bien sûr, il y avait des journalistes mais il y avait aussi le sélectionneur national », précise Ulrich Hesse. « Et ensuite, Canellas a démarré une cassette d’écoutes téléphoniques qu’il avait enregistrées. Soudain, vous entendez le nom de joueurs célèbres ou non, parlant ouvertement d’argent et ça a été un choc massif bien sûr », poursuit-il. Le légendaire sélectionneur national de l’époque, Helmut Schön, quitte la soirée écœuré. « Jusqu’à ce jour, on a eu d’autres affaires mais cela reste le plus gros scandale du football allemand, sans aucun doute », affirme Ulrich Hesse. Le Bundesligaskandal est désormais public, mais il a commencé depuis plusieurs mois, en réalité.
Les matches truqués concernaient la lutte pour le maintien. L’Arminia Bielefeld ainsi que les Kickers Offenbach se sont livré une bataille sur le terrain mais surtout en dehors, à coup de pots de vin. Le combat s’en retrouve d’autant plus fort que les deux clubs ont quelque peu mis aux enchères la rencontre entre le Hertha Berlin, troisième de Bundesliga mais n’ayant plus rien à jouer, et l’Arminia Bielefeld. A une première offre d’Offenbach pour que le Hertha gagne le match, Bielefeld a répondu avec 200 000 marks, conduisant le Hertha à accepter et à perdre ce dernier rendez-vous 0-1 alors qu’il était invaincu à domicile sur toute la saison. Néanmoins, ce n’est pas le match qui a tenu en haleine toute l’Allemagne durant le scandale. Le 17 avril 1971, l’Arminia Bielefeld avait également payé 40 000 marks au FC Schalke 04 de Klaus Fischer pour acheter une rencontre remportée 1-0. Rien de plus classique pour un scandale de matchs truqués…jusqu’à ce que les joueurs de Schalke jurent sous serment qu’ils n’avaient pas accepté d’argent, avant de revenir sur leurs témoignages.
Im Rückblick einfach grandios zu lesen, wie die #WAZ damals über den „angeblichen“ #Bundesligaskandal berichtete #lasttweet pic.twitter.com/jPDfM4rUuh
— MVolkmar (@MartinVolkmar) November 3, 2017
Le bal des sanctions…
Ce retournement de situation des joueurs de Schalke 04, encore aujourd’hui surnommé FC Meineid (Parjure) en Allemagne, a causé de nombreux soucis d’un point de vue légal. Tout ce scandale revêt par ailleurs une complexité juridique. « Certains joueurs ont eu des amendes, d’autres ont été bannis à vie, certains clubs ont été relégués. Je crois qu’avec le recul, il apparaît surprenant que beaucoup de joueurs ont reçu de très lourdes sanctions mais pratiquement tous ont été pardonnés. Certains joueurs très connus ont même pu jouer la Coupe du Monde pour l’Allemagne plus tard comme Klaus Fischer et Rolf Rüssmann », nous explique Ulrich Hesse. « Le cas de Schalke était particulier car les joueurs ont témoigné sous serment qu’ils n’avaient pas accepté d’argent et à partir de là c’est réellement devenu un problème légal. Et il y a une différence bien sûr entre la loi sportive et la common law », détaille-t-il. Cette distinction a été au cœur des réflexions de la DFB (Deutscher Fussball-Bund, fédération allemande de football). Pour Ulrich Hesse, « un des problèmes que la DFB avait – et je pense que ça pourrait être une des raisons pour lesquelles de nombreux joueurs ont été pardonnés – est que ce n’est pas très clair si la DFB avait la compétence pour bannir des joueurs à vie », les privant ainsi de leur source de revenus principale. Le cas de Michael Kellner, gardien de Schalke non pardonné, offre un contre-exemple mais qui s’explique également parce qu’il avait décidé de ne pas payer l’amende qui lui était infligée. Néanmoins, Ulrich Hesse rappelle que « la très grande majorité de ceux qui ont accepté le verdict et de payer l’amende ont éventuellement été pardonnés, certains dès 1973 ». On pourrait alors légitimement penser que toutes ces amnisties ainsi que le règlement du scandale ne furent qu’une affaire d’argent. Le journaliste et écrivain tempère : « je pense plus qu’en payant l’amende, ils reconnaissaient en quelque sorte le verdict, ils reconnaissaient que la DFB avait l’autorité de faire cela ».
Ulrich Hesse est aussi frappé par la rapidité avec laquelle les investigations ont été réalisées, tout comme la célérité du rendu des résultats. « Si cela arrivait aujourd’hui, il y aurait des mois et des mois, voire des années d’investigations », compare-t-il. « Même si ce scandale a duré quelques années, c’était surtout à cause des joueurs de Schalke ». La raison se recherche dans les échéances futures de la DFB et notamment le plus grand événement footballistique du monde. « Je pense, et de nombreuses personnes pensent, que la DFB était un peu dans l’urgence afin de se débarrasser rapidement de cette affaire, surtout à cause de la Coupe du Monde en Allemagne qui allait avoir lieu dans quelques années. Et elle voulait que cela soit, non pas glissé sous le tapis parce que c’était un scandale majeur, mais du moins soit rapidement traité ».
…et des explications
Ce scandale a révélé de nombreux problèmes structurels au sein du football allemand, problèmes pouvant expliquer les matchs truqués et le fait que de nombreux joueurs et clubs ont accepté de l’argent. Selon Ulrich Hesse, « une raison importante pour laquelle ce scandale est arrivé, en ce qui me concerne, vient de la relation très étrange entre l’Allemagne et le sport professionnel. Comme vous pouvez le savoir, nous avons été le dernier pays à légaliser le professionnalisme, donc le dernier pays à le faire dans le monde du football ». Tout cela se couple également à la jeunesse éclatante de la Bundesliga, âgée d’à peine huit ans, jeunesse due à cette professionnalisation taboue dans le monde du sport. « A cette époque, en 1971, il y avait encore un salary cap. Je ne suis plus sûr mais je crois que c’était entre mille et deux mille marks sans prendre en compte les bonus en cas de victoire. Je pense que les joueurs les moins bien rémunérés étaient ceux de Schalke », continue le journaliste. « Concernant le fameux match contre l’Arminia, je pense qu’ils avaient reçu entre 200 et 300 marks par joueur de la part de Bielefeld. Et Klaus Fischer a dit plus tard qu’ils avaient été vraiment stupides parce que le bonus de victoire à l’époque était de 2000 marks. Mais je pense qu’il a tort. De ce que je sais, la plupart des clubs à ce moment plaçaient le bonus de victoire à 500 ou 1000 marks. Donc 2300 marks n’est pas vraiment une somme élevée (par rapport au bonus des joueurs de Schalke, ndlr.). Cependant, c’est deux fois leur salaire mensuel, vous touchez deux fois ce que vous avez normalement en un mois pour faire ce qu’ils ont fait », raconte-t-il.
… 46 Jahren berichtet @BILD über den Prozess zum Bundesligaskandal um Oberhausen und Bielefeld. pic.twitter.com/0sA3AHHukd
— Heute vor … (@heute_vor) June 18, 2017
Une autre raison réside sans doute dans la part d’ombre autour des pratiques de l’époque et si les matchs truqués fleurissaient. Ulrich Hesse se remémore une anecdote à propos de sa propre expérience à un niveau amateur. « J’ai coaché des équipes de jeunes à la fin des années 1990. Je n’ai jamais été un bon footballeur donc c’est la première fois que je voyais comment les clubs fonctionnaient. Et j’ai découvert qu’à un bas niveau amateur, c’était plutôt répandu que des clubs vendent quelques matches. C’était assez tard en soirée – bien sûr on parle du très bas niveau amateur – ils approchaient une autre équipe de la ligue et disaient « hey voici une caisse de bières, voulez-vous perdre le prochain match ? ». Donc, je ne sais juste pas à quel point c’était courant à la fin des années 1960 et dans les années 1970 ».
Enfin, comme troisième raison, Ulrich Hesse évoque la certitude de tous les acteurs du scandale que personne ne découvrirait la supercherie. « A mon avis, Canellas pensait qu’il allait faire sortir ce scandale et que tout le monde allait le congratuler et lui dire « c’est bien d’avoir fait ça ». Mais lui-même s’est pénalisé car il a offert des pots-de-vin. Donc, peut-être que les joueurs imaginaient que personne ne serait au courant car quiconque dévoile la supercherie aurait un problème également ». Cette solidarité de « classe » aura donc tenu deux mois, le temps que le président des Kickers Offenbach voit son club descendre en deuxième division et décide de se venger.
Les fantômes du Bundesligaskandal sur le football allemand
Ce séisme de 1971 fait toujours parler de lui en Allemagne. Le FC Meineid reste bien évidemment dans les mémoires mais le scandale possède également des effets bénéfiques qui ont façonné le football allemand d’aujourd’hui, tout comme il garde des zones d’inconnue qui conservent des secrets enfouis.
« Cela a en effet changé quelques choses », reconnaît Ulrich Hesse. « Je pense que le plus gros impact que ce scandale a eu est que cela a révélé des problèmes structurels au sein du football allemand. L’un d’eux était le salary cap. Il a été aboli assez rapidement après le scandale, en 1972 ou 1973, je ne me souviens plus ». Il poursuit en retournant la question concernant l’approbation des joueurs et leur volonté d’accepter de l’argent et de perdre une rencontre. « Pourquoi Bielefeld a payé 200 000 marks ? C’était une somme assez élevée à l’époque, vous pouviez acheter un bon joueur pour cette somme. La raison était qu’il n’y avait pas encore de 2. Bundesliga à ce moment, il n’y avait pas de ligue professionnelle en dessous de la Bundesliga. Le niveau inférieur était la Regionalliga, seulement semi-professionnelle. Pour tous ces clubs de Bundesliga, une relégation aurait été très négative, cela aurait été un problème majeur ». Dès 1974, la 2. Bundesliga, totalement professionnelle, fait son apparition, d’abord en deux groupes puis en une seule ligue à partir de 1981.
Des incertitudes règnent cependant encore avec des théories conspirationnistes toujours présentes. « Une des plus célèbres citations qui a été faite, je crois, vient de l’avocat de Bielefeld, la personne représentant le club de l’Arminia Bielefeld durant les investigations. Je crois qu’il a dit, en ce qui le concernait, que « tous les clubs de Bundesliga, excepté Hambourg, doivent être exclus de Bundesliga ». Quand vous lisez à propos de ce scandale, c’est une citation que vous retrouvez facilement », avance Ulrich Hesse. La théorie voudrait alors que la DFB ait stoppé les investigations et voulu rapidement se débarrasser de l’affaire. Si le public découvrait que même les deux grands clubs allemands de l’époque, le Borussia Mönchengladbach, champion cette saison-là, et son dauphin le Bayern Munich, avaient triché, le scandale aurait pris une proportion encore plus catastrophique pour le football allemand. Une théorie que ne croit pas tellement Ulrich Hesse. « Si vous me demandiez personnellement, je dirais que cette théorie est peu probable, celle que des équipes en tête du classement soient impliquées, pour une raison très simple. La plupart des équipes approchées étaient des équipes de milieu de tableau ou luttant contre la relégation. Étaient donc contactés des clubs qui n’avaient plus grand-chose à jouer. Ce n’était pas le cas avec Gladbach et le Bayern qui se battaient pour le titre de champion ». Encore aujourd’hui, personne ne connaît véritablement tous les contours de cette affaire qui a secoué l’Allemagne du football.
Le football allemand s’en est cependant plutôt bien remis. Servant d’électrochoc pour apporter des changements, ce scandale n’a pas eu d’impact négatif sur l’équipe nationale. La victoire à l’Euro en 1972 mais surtout le sacre mondial à domicile en 1974 ont contribué à redonner un souffle à une Bundesliga touchée par ces rencontres truquées. « Je pense que l’Euro est venu un peu tôt. Il est vrai que la Mannschaft était très populaire en Allemagne en 1972. Pour beaucoup encore aujourd’hui, cette équipe fut la meilleure que nous n’ayons jamais eue. Mais cela restait encore lors de la saison pendant laquelle les investigations avaient toujours lieu », rappelle Ulrich Hesse. « Même après l’Euro 1972, les affluences de la Bundesliga ont chuté », poursuit-il. « Avant le scandale, je crois que c’était autour de 20 600 par match en moyenne, et après, ça a chuté de plus de 4000. Le plus bas, je crois que c’était 16 300 de moyenne. Ensuite, après la Coupe du Monde, cela est remonté à 22 000 de moyenne, donc mieux encore qu’avant le scandale ». Comme si rien ne s’était passé. Ou presque.