Par Fabrice Coste
Si je vous dis 1984, que voyez-vous ?
Big Brother ?
Ou Huge Tigana ?
En ces temps de Catenaccio sanitaire universel, moi, je vois double… Et, par esprit de révolte d’ancien stoppeur passionné, j’opte pour le second. Résolument. Si, comme l’évoquait le dernier Caviar vous ne voyez pas en quoi Orwell et Tigana riment, laissez-moi vous conter l’affaire, et vous conclurez en fin de match.
Pour moi donc, 1984, c’est un inoubliable chef-d’œuvre footballistique. Un caviar écrit et composé par Jean Tigana, le soir même de son anniversaire. Sur la pelouse du Vélodrome marseillais, celle de ses rêves d’enfant, il est devenu ce soir-là pour toute ma génération le symbole de la révolte et de l’impossible réalisé. Rien que ça.
Ce souvenir d’enfance, gravé à jamais dans mon cœur de footballeur, combien de fois l’ai-je revécu en rêve ? C’est simple : autant de fois que je pense à mon amour du football, de l’équipe de France et à cet esprit de résistance dont le sport peut être une incomparable source d’inspiration.
Voilà comment, pour moi, football et littérature riment parfaitement.
En me répétant ça, un matin de confinement plus gris qu’un autre, j’ai été pris d’un doute, sans doute insufflé par le perfide Big Brother : et si je me mentais à moi-même ? Et si ce qu’un enfant s’imagine n’était qu’enfantillage ? Comment une action, que je n’ai pas revue depuis des dizaines d’années, peut-elle être fidèle à la réalité ? Big Brother seul détient la vérité : il faut me référer à ses images de vidéodiffusion et oublier mes délires imaginaires. Cette action n’a rien de fabuleux, et le match télévisé ce soir-là le prouvera.
J’ai frissonné. Mon enfance, menteuse ? Le football, un jeu sans âme ? Impossible. Pour en avoir le cœur et l’esprit nets, je me suis dit : eh bien, mettons-les face à face, ces deux-là, et laissons-les parler. Écrivons d’abord notre action rêvée, et puis confrontons-la au fil du match, tel quel.
On verra bien si la réalité doit couper les ailes à nos rêves, ou bien si, au contraire, nos rêves seuls savent lire le sens de la vie et nous inspirer nos élans, nos passions et nos vraies valeurs. D’ailleurs, cette petite aventure mentale sera l’occasion, de me replonger dans l’univers, so vintage, du football des années 80…
Alors, Rêve ou Réalité, place au match !
Balle au rêve
Je ne sais pas vraiment où a débuté cette action. Je me revois, souffle coupé, demi debout, sans voix. Autour de moi, la brume de l’enfance se fixe, les couleurs reviennent, l’image se précise. J’atterris en 1984.
Je suis là, comme si je traversais le petit écran pour entrer sur la pelouse du Vélodrome. En ce temps-là, la France s’appelait le « petit Brésil ». On ne gagnait jamais. Sur la planète foot, pour nous chambrer, on nous appelait « les champions du monde des matches amicaux ».
Je n’avais pas douze ans. Quelques secondes avant d’avoir le souffle inexplicablement coupé, j’enrageais. Tous les enfants de mon âge, et leurs pères avec eux, avaient Séville 82 chevillé au cœur. Notre plus affreuse défaite. Contre la RFA. Nos pères, eux, avaient aussi rivé au cœur Glasgow 76, l’ange vert tombé, les poteaux carrés, la Coupe des Champions laissées aux Allemands. Encore. Toujours. Tristes relents, un peu dangereux d’ailleurs… Ne cherchez pas ma mère près de nous, en ce temps-là elles ne suivaient pas les matchs. Tout une époque…
Donc, comme des milliers de p’tits bleus, je maudissais cette injustice. Petits Brésiliens d’Europe, toujours perdants, malgré leur jeu enchanteur et le carré magique que le monde leur enviait…
« Est-ce que si on joue bien, papa, on perdra encore ? » Voilà ce que je n’osais demander à mon père. Ce père à l’ancienne, Lion majestueux, revêche et doux, aussi orgueilleux qu’inexorablement réaliste.
Seulement moi, ce soir-là, je ne vois que notre Carré magique : Platini, magicien en Chef, Giresse, inarrêtable diablotin, Fernandez, inflexible enragé, et Tigana, l’ange bleu si élégant. Je refuse de croire mon père, enfoui dans son canapé, maugréant contre l’éternel mauvais sort… Car il est tard, le match touche à sa fin et le fameux scénario français se répète : on est au bord du précipice, l’élimination pointe le bout de son nez et cette fois, c’est le Portugal qui va récolter nos tuniques.
« Voilà, entonnait mon Père, ça r’commence… C’est pas possible ! On gagnera jamais. »
Il s’apprêtait à m’envoyer au lit, en me consolant d’un vague « On n’y peut rien, on ne sait pas marquer ! »
Ma vue se troublait, la vieille douleur de mon petit cœur d’enfant se ranimait…
Et puis soudain, souffle coupé !
Quelqu’un s’empare de la balle. C’est un Bleu ! Le stade crie, mon Père se tait. Je le regarde en un éclair. Il est debout. Il crie, poings serrés. Ma mère, en cuisine (oui, c’est tout une époque…), sursaute et crie aussi… de peur !
Une balle jaillit sur l’aile et il s’échappe, dans sa belle tunique bleue. Je le suis de dos. Je le reconnais : Tigana ! C’est le joueur le plus élégant, le plus racé, le plus « smart » du Carré magique qui s’est emparé du ballon. Il traverse les murs allemands. Dans une espèce de danse et de nage insaisissable, tellement aérienne qu’on jurerait qu’il commande le cuir par le jeu de ses hanches et de ses bras tendus. Le voilà qui perfore la défense. Personne ne peut ne serait-ce qu’effleurer sa balle, mais il s’éloigne, il dérive, il se laisse enfermer sur la droite. Il va s’échouer hors du terrain…
Le stade hurle. Mon père crie : « Centre, mais centre !!!! » Ma mère interroge tous les dieux pour savoir ce qui se passe.
Souffle coupé, mes larmes s’annoncent… Je prie mon rêve. Je prie Tigana. Et soudain…
D’un seul coup de patte ! Aussi léger que rageur, il rappelle sa balle, stoppe sa fuite en avant et centre en retrait. Par où passe-t-elle ? Elle passe. A travers l’armada allemande qui l’emprisonnait.
Et c’est un coup de canon. But.
La balle est dans le petit filet. Le stade exulte, mon père court partout, bras en l’air, dans l’arène de notre salon…
Dans mon cœur d’enfant, Tigana joue et centre encore. Je n’arrive pas à y croire. Où a-t-il trouvé cette énergie ? Comment a-t-il inventé ce geste fou, que personne ne réussissait ? J’ai l’impression, en le cherchant sur l’écran, que c’est lui qui a pris l’affaire en main, et décidé d’emmener la France en finale, parce qu’il a refusé de perdre. Voilà ce que ce soir-là, avec une balle et une paire de chaussures, Jean m’a dit à jamais : « Si tu veux refuser un destin, refuse-le, refuse-le de toute ton âme, à corps perdu, prends la balle et pars, pars là où ton rêve te dit de partir, et ne t’arrête jamais. Peu importe si personne ne croit en toi, peu importe si à la fin, tu finis hors du terrain. Tu auras couru. Tu auras joué et donné toutes tes forces. Tu auras montré qui tu es en toi. Alors, peu importe le score final du match, toi, tu auras existé. »
Les sentiments d’un enfant sont parfois aussi profonds qu’une action de jeu.
(A suivre).