"Le 50+1 reste ! Sans si sans mais !": les supporters du BVB soutiennent la règle totem du foot allemand. Twitter/@matt_4d
Footballitik

50+1, ultime « garde-foot » ?

Après la révolution avortée de la Super League, les réflexions pour une démocratisation de la gouvernance des clubs s’intensifient. Un modèle à suivre ressort : la règle du 50+1, pilier du foot allemand.


Dimanche 2 mai, le « derby d’Angleterre » qui devait opposer Manchester United à Liverpool est reporté à cause d’importantes protestations des fans des Red Devils aux abords d’Old Trafford. La famille Glazer, propriétaire du club est sous le feu des critiques depuis sa contribution secrète à la Super League. Un slogan évoque sobrement : « 50+1. #ProtectTheLegacy » – protéger le patrimoine. Les Anglais se prennent à rêver des traditions allemandes. Depuis 1998, une loi adoptée par la Deutsche Fussball Liga reçoit les louanges des défenseurs d’un football populaire et traditionnel.

L’équivalent de notre Ligue de Football Professionnel instaure la règle dite du « 50+1 ». Elle stipule qu’un investisseur commercial ne peut posséder plus de 49% des parts de la société qui gère le club. 51% revient donc aux Mitglieder, les membres cotisants du club. Le pouvoir de décision est donc en théorie entre leurs mains. « Le Président élu représente nécessairement davantage les Fans que les actionnaires, soit davantage ceux qui regardent le terrain que ceux qui regardent les comptes et les bénéfices » explique Quentin Beaumont, Mitglied du Borussia Dortmund et propriétaire du fan-account @EmpereurJaune sur Twitter. Le club de la Ruhr compte 140 000 membres, le Bayern 290 000. Sur le papier, tous les fans peuvent influencer une décision de leur structure. Typiquement, le prix des billets :  « Aujourd’hui vous pouvez encore trouver une place dans le Mur Jaune pour 18 euros » illustre Quentin Beaumont. Sur le papier, le modèle garantit un football populaire, loin des pratiques hors-sol et d’une financiarisation à outrance.

Rempart à la Super League

Lorsque 12 top-clubs dissidents annoncent leur volonté commune de créer leur Super League hors des standards de l’UEFA, les écuries de BuLi font bloc. Aucune ne fait partie de ce contingent rebelle, et le Borussia Dortmund et le Bayern, à qui l’idée a été soufflée, balaient toute implication dans un communiqué officiel commun : « Hans-Joachim Watzke, notre emblématique Directeur exécutif, a eu des mots fermes d’opposition au projet et de soutien aux institutions officielles du football que sont l’UEFA et la FIFA. Watzke a été Fan du BVB bien avant la plupart d’entre nous et entretient de très bonnes relations avec nos différents groupes Ultras et Fanclubs » détaille le supporter français des Borussen. « En Allemagne et à Dortmund en particulier, être écarté de l’élite du football européen, perdre en puissance financière ne fait peur à personne. La priorité des Fans du Westfalenstadion, ce sont leurs compétitions historiques, leur Bundesliga, leur Pokal », poursuit-il. Rembobinons : Watzke, en poste depuis 2005, confirmé par le Président Reinhard Rauball, lui-même élu en majorité par les Mitglieder. Ceux-ci n’ont dans un premier temps pas trouvé assez véhément le rejet de Watzke, allant jusqu’à manifester à proximité de son bureau et déployer une banderole : « Des mots clairs au lieu de lignes vides, le rejet de la ESL aujourd’hui et pour toujours ». Une manière de signifier au représentant qu’il avait le couteau sous la gorge.

Banderole de protestation des Ultras du BVB : “Des mots clairs au lieu de lignes vides : le rejet de la ESL aujourd’hui et pour toujours !”, Twitter/@EmpereurJaune.

L’armée du peuple aurait donc vaillamment vaincu l’hydre du football et son venin pécunier ? L’hebdomadaire Der Spiegel révélait que les clubs allemands auraient pourtant été mêlés aux discussions sur la ESL, faisant flotter le doute. D’après Albrecht Sonntag, professeur de sociologie à l’ESSCA et spécialiste du foot allemand, le rôle de la 50+1 Regel est à nuancer : « Le vote en Assemblée générale est secret et libre et donc il est possible que ses membres disent ‘pourquoi pas si la Super League peut assurer la pérennité du club !’ ». Pour l’enseignant-chercheur, les fondamentaux de la loi racontent un objectif initial bien différent des généralités connues.

Accompagner l’ère Bosman

A l’origine, les équipes allemandes sont issues de clubs associatifs omnisports, traduction de eingetragene Verein (e.V.). Les décisions concernant l’ensemble des sports devaient être soumises à un vote en assemblée générale. En 1998, ce système ne suffit plus pour maintenir les équipes allemandes au niveau de leurs congénères européens. En juillet surtout, la claque prise par l’Allemagne en quart de finale de la Coupe du Monde contre la Croatie (0-3) met en doute tout un système. Une profonde refonte s’impose. Elle s’appuie sur deux doxas clés. D’abord, élever la compétitivité Wettbewerbsfähigkeit – du football allemand. Deuxièmement, le principe de « détachement »Ausgliederung : la section football est extraite des clubs omnisports. Cette manœuvre autorise leur conversion en entités économiques et lucratives et contourne la nécessité de soumettre ses initiatives à l’assemblée générale. Désormais, ces sections indépendantes fonctionnent comme des sociétés anonymes, divisant leur capital en parts. Toutefois, la DFL n’a pas complètement ouvert les vannes : l’  « Ausgliederung » est conditionnée au fait qu’un investisseur ne puisse qu’être qu’actionnaire minoritaire, afin que les membres du club restent maitres à bord. « La règle du 51 est une conséquence de l’économisation du football européen. La Ligue s’est dit qu’il fallait y mettre un garde-fou mais aussi inciter les clubs à ouvrir leur capital » détaille Albrecht Sonntag. Le 50+1 s’affirme comme un rempart solide contre les investissements tous azimuts, sans pour autant tourner le dos à l’évolution économique du ballon rond depuis l’arrêt Bosman de 1995.

Nos voisins de l’Est savent investir prudemment et de manière intelligente. En Allemagne, aucun club n’est la propriété d’un fonds étranger, d’un magnat dépensier russe ou d’un oligarque du Golfe. « Un fonds d’investissement ne serait pas maître à la maison, aurait peu de chance de revendre avec retour sur investissement et serait mal vu » précise Albrecht Sonntag. Hasan Ismaik, milliardaire jordanien visiblement peu averti s’est cassé les dents en rachetant le TSV 1860 München, alors en 2. Bundesliga en 2011. Résultat : un âpre conflit au sein du club prolongé en déboires sportifs, le club ayant chuté jusqu’en 4ème division.

Entraide locale et marché fermé

Au Bayern Munich, 75% de la société sportive (l’eingetragene Verein, e.V.) est aux mains des membres.  Trois firmes ont chacune progressivement chacune racheté 8,33% des parts restantes : Adidas en 2002, Audi en 2011 et Allianz en 2014. A Stuttgart, la e.V. a longuement débattu avant de céder environ 12% des actions du VfB à Daimler, propriétaire de Mercedes, en 2017. Là encore, le club avait besoin de moyens financiers pour remonter en 1. Bundesliga. Dans le cas de ces deux clubs du Sud du pays, ce sont des firmes locales qui prêtent main forte.  « Il y a un maillage assez solide entre le tissu économique des Länder – Etats fédérés – et le club qui représente la fierté régionale. Les entreprises soutiennent le territoire » explique Vincent Chaudel, fondateur de l’Observatoire du Sport Business. Bayer à Leverkusen et Volkswagen à Wolfsburg, ont vu leur fidélité récompensée. Une clause prévoit que les groupes ayant investi depuis plus de 20 ans de manière « ininterrompue et considérable » dans leurs clubs respectifs puissent en devenir uniques propriétaires.

Cet appui économique est une typicité allemande. « En France, nous avons des entreprises, mais elles n’ont pas d’ancrage territorial » regrette Vincent Chaudel. Le mariage entre Peugeot et Sochaux-Montbéliard n’est qu’un épiphénomène. « On a une vision très étatique, qui coupe la racine locale » éclaire-t-il. Cette proximité entre les clubs, leurs Länder et donc les supporters locaux façonne un modèle moins tourné vers l’extérieur. Le mercato allemand repose essentiellement sur des transferts internes :  « On retrouve des joueurs polonais, de l’ex-bloc de l’Est certes, mais ça reste la même proximité régionale » selon l’analyste. Lewandowski ou Mario Götze de Dortmund au Bayern, Manuel Neuer de Schalke 04 à l’enseigne bavaroise ou encore Marco Reus de Mönchengladbach au BVB sont des exemples parmi tant d’autres. La BuLi est de manière générale bien moins internationalisée que les autres championnats européens. En 2019, seuls 17% de ses droits TV provenaient de l’étranger, contre près de 46% en Premier League. Les raisons de ce faible déploiement sont culturelles et historiques selon Vincent Chaudel. « Le marché para-domestique est très faible. On parle allemand en Allemagne, en Autriche, un peu au Luxembourg. La très grande force du football anglais, c’est qu’il s’est internationalisé grâce au Commonwealth, aux colonies dans un premier temps. Le football de la péninsule ibérique a naturellement intéressé depuis très longtemps l’Amérique latine ». Les Germains sont proches de leurs clubs et ceux-ci leur rendent.

KPMG Benchmark Football

L’Allemagne s’est gardée à distance de la globalisation alors que le reste du Big Five a pris l’avion. Sans pouvoir éviter les crashs. « Le 50+1 est une bouée de sauvetage pour le football allemand » félicite le professeur Sonntag. Alors que le Barça accumule 1,173 milliards d’euros de dettes ou le Real Madrid 900 millions, le Bayern avance avec ses fonds propres, sans avoir à rembourser de quelconque montant à ses créanciers. Malgré une plus faible exposition, les clubs allemands peuvent remercier leur 50+1 Regel. Leurs finances sont stables, affichant même une progression record de 14 années de croissance du chiffre d’affaires jusqu’en 2019. Nul besoin d’aller grapiller les 350 millions promis aux fondateurs de la ESL. « Qu’auraient gagné les clubs allemands ? La haine des fans et l’exclusion de la DFL. Les clubs ne se sont pas laissé aveugler » résume Albrecht Sonntag.

Un rêve inaccessible

L’aura du football allemand ressort indéniablement grandie de cette bataille, son modèle actionnarial est promu au plus haut niveau. En Angleterre, le Premier ministre Boris Johnson promettait une « bombe législative » pour serrer la vis d’un football dérégulé. Un rapport mené par la députée Tracey Crouch et portant sur la propriété des clubs de football et l’implication des supporters sera présenté prochainement au gouvernement et à la Fédération anglaise.

On imagine cependant mal comment exproprier les étrangers détenant la moitié des clubs anglais de première et seconde division. Pour Vincent Chaudel, il semble aujourd’hui impossible de rétropédaler pour faire appliquer la règle du 50+1 hors d’Allemagne : « il y a une forme d’inertie du football mondialisé qu’on ne peut pas ralentir à long-terme». L’anesthésie causée par la pandémie ne durera pas et le train de la financiarisation repartira de plus belle. « Les clubs vont reprendre de la valeur. C’est pile le moment pour les fonds d’investissement d’acheter du football ». Les requins nagent toujours à côté des proies en difficulté. En France malgré les diatribes lancées à King Street, la 50+1 reste un lointain mirage. « Le fait même d’être la propriété d’un grand groupe, de grands actionnaires n’est pas spécialement rejeté en France de façon générale » estime Quentin Beaumont depuis l’Allemagne. M. Chaudel craint qu’on ne puisse s’appuyer sur un solide réseaux de notables locaux volontaires pour investir dans les clubs et suffisamment résilients : « Dans les années 1990, être président d’un club c’était prendre le risque de mettre 150-200 000€ de sa poche à la fin de la saison contre 15-20 millions aujourd’hui ». 

La norme libérale demeure. Elle avait même commencé à grignoter la Bundesliga. Emmenés par Martin Kind, président du Hannover 96, quelques enseignes dont les critiquées TSG Hoffenheim et le RB Leipzig avaient frondés pour demander l’assouplissement de la règle en 2018. Brandissant la sacro-sainte libre concurrence et menaçant de porter plainte à la Cour de Justice de l’Union Européenne, la maxime suprême menaçait de s’effondrer. Malgré un vote de confiance en 2018, le mouvement est en marche : les clubs visent plus large, plus loin. Entre équilibre et développement économique, la frontière reste fine.

Paul Lonceint-Spinelli

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