Nous sommes le 28 mai 2017 au Stadio Olimpico de Rome. Il fait beau dans la capitale italienne. C’est l’heure de fêter le dernier match de la saison, mais le ciel ne peut s’empêcher de pleurer. Je regarde ma montre, il n’est pas encore midi. Cela fait déjà un an qu’on parle de ce match. Non, AS Roma-Genoa n’intéresse pas particulièrement le monde du football ne vous méprenez pas. Cette rencontre est seulement la dernière de la carrière de Francesco Totti. Vingt-huit ans après sa première licence pour son club de cœur, Totti s’en ira ce soir. Ses cheveux blonds sont devenus un peu plus foncés et son corps s’est développé sur cette longue période mais son cœur est resté pourpre et or. Dans quelques heures, il disputera son dernier match pour le club de sa vie. Rome profite de chaque seconde avant le coup d’envoi.
Je déambule dans les rues de la Ville Eternelle le regard dans le vide. Malgré tant de monuments à l’histoire toute plus chargée les uns des autres, je n’arrive pas à m’extasier. Pourtant, me balader dans Rome est l’une de mes activités favorites. La première étant le football. Vous comprendrez donc que je pense aujourd’hui davantage à Francesco Totti que Romelus et Rémus. Le numéro 10 aurait pu se livrer à un combat à mort avec son frère en sommet du mont Palatin afin de faire naître la ville. Il aurait également pu participer à l’essor de l’empire au même titre qu’Auguste ou Jules César. Je me plais d’ailleurs à dire que, s’il n’a jamais eu la chance de décrocher le Ballon d’Or ou la Ligue des Champions avec l’AS Roma, Totti peut se targuer de détenir ²le titre de dernier empereur romain. Ma petite balade dans la ville s’interrompt dans une des adresses incontournables pour un Romain. Je me pose à ma table habituelle jour de match bien que celui-ci ne ressemble à aucun autre. Un plat de carbonara, un verre de vin rouge et un « caffé » pour pouvoir tenir jusqu’à l’instant fatidique. Après ce bon repas, je retourne marcher dans les rues baignées de soleil et remplies de supporters giallorossi. Tous, sans exception, portent le maillot floqué du 10.
Tous les enfants croisés ornent également cette tunique malgré leur jeune âge. Ils n’étaient pas là lorsque Boskov a lancé Totti pour la première fois en professionnel à seulement seize ans. Ils n’ont pas connu sa révélation à l’Italie entière deux saisons plus tard où il marque et délivre de nombreux caviars. Ils n’ont connu que le trentenaire relativement mal entouré et ne remportant aucun trophée. Malgré une équipe plus modeste qu’à la croisée des vingtième et vingt-et-unième siècles, lui, empilait les records, notamment de longévité. Il est le joueur le plus capé et le meilleur buteur du club le tout en vingt-cinq saisons. Je me pose sur un banc à côté d’un de ces petits et de son père. En feuilletant la Gazzetta Dello Sport du jour (qui ne consacre qu’un encart sur sa une à Totti, Grand Prix de Monza oblige), je les entends parler de la carrière du joueur. L’enfant apprend alors le changement tactique qui avait permit à Totti de devenir le joueur qu’on connait de nos jours. L’homme âgé d’une quarantaine d’année se sert de ce récit pour se rappeler du duo que formait Totti avec son entraineur de l’époque Zdenek Zeman.
L’heure du coup d’envoi se rapproche et je me rends du côté du Stadio Olimpico. Aux abords du l’arène, une nuée de maillots pourpres et ors me fait me rendre compte de l’événement historique auquel je vais assister. Passée la fouille, je rejoins mon siège habituel situé au plein cœur de la Curva Sud. A trois quarts-d ‘heure du début de la rencontre, le stade est déjà plein, prêt à célébrer son héros. Personnellement, je ne sais pas si je suis prêt, j’aimerais voir Cesco’ continuer encore quelques temps. Je suis comme un enfant redoutant de quitter ses parents même si le rapport est inversé, Totti étant le fils de Rome. Ce gamin de quarante ans va nous quitter dans deux heures mais il est temps de lui rendre hommage. Pour débuter cette cérémonie, nous entonnons “Roma, Roma”, l’hymne du club, à pleins poumons. Il n’est plus question de football mais d’un véritable amour entre cette foule, le club de la ville et Francesco Totti. Ce sentiment nous pousse à le remercier tandis que lui aussi, dans le même temps, tient à remercier le club et ses tifosi.
LA VILLE ET SON ROI
L’hymne a déjà fait couler quelques larmes mais nous nous empressons de brandir à bout de bras notre pancarte afin de mettre en place un tifo sur lequel le reste du stade peut lire “Totti e la Roma“. Plongé dans mes souvenirs des années Totti, je ne me rends pas compte du coup d’envoi et n’ai que faire de l’ouverture du score du Genoa. Je regarde le numéro 10, aujourd’hui en chasuble jaune, sur le banc admirant son arène et prêt à fouler une dernière fois sa pelouse. Le Stadio Olimpico s’embrase lorsque Dzeko égalise mais passe vite à autre chose, en entonnant avec toujours plus de vigueur des chants qui rendent hommage au numéro 10 italien ultime, au trequartista, au fantasista, au funambolo. Je me remémore le titre de 2001 acquis grâce à une saison historique de Totti bien accompagné par Batistuta et Cafu. Le premier Scudetto du club après 18 longues années de disette et le seul de l’ère Totti. Il n’a remporté que six trophées collectifs dont une Coupe du Monde et une Serie A mais sa plus grande victoire est morale : sa fidélité.
Pour le moment, la mi-temps est sifflée et je reste toujours pensif sur mon siège avant de voir le futur retraité s’échauffer. Il est là, au milieu de son arène avec 70 000 paires d’yeux l’admirant. Nous l’attendions tous. Au moment où les joueurs pénètrent de nouveau sur le pré, j’aperçois, en contrebas, une femme portant un t-shirt où orne Cesco’ sanctifié en habit de Pape. Comme si François, ne suffisant pas, avait besoin de Francesco pour veiller sur les fidèles de ce monde. Ce n’est pas en mosette mais bien avec son maillot orné du 10 qu’il rentre avant l’heure de jeu. J’ai rarement entendu autant de bruit dans l’Olimpico que lors de l’entrée de Totti pour disputer son 786e et dernier match de son histoire romaine. Nous rêvons tous de le voir inscrire un dernier lob, le voir protéger son ballon comme une mère protège son fils. Une expression italienne résume la relation qu’entretient Totti avec ce cher ballon. En effet, “da del tu al pallone” signifie qu’un joueur s’exprime à la balle en la tutoyant tant le rapport de complicité est établi entre eux.
UN HOMMAGE FINAL
Son dernier match est loin d’être son meilleur mais c’est sans doute le plus émouvant. Trois buts s’enchainent dans les quinze dernières minutes. L’autre enfant de la ville, Daniele De Rossi, nous donne l’avantage avant de voir le Genoa égaliser. C’est Diego Perotti qui fusille le gardien et qui emmène Rome en Ligue des Champions. Lors de ses meilleures années, Totti n’aurait hésité à tirer si fort à bout portant. Malgré son élégance hors du commun, il était aussi un excellent renard des surfaces. Des qualités qui lui ont ouvert les portes de la Nazionale à cinquante-neuf reprises. Total relativement faible pour un joueur avec une telle longévité. Il faut dire qu’il a prit sa retraite internationale en 2007, un an après la Coupe du Monde remportée. Totti n’était pas Italien, il était Romain. C’est pour lui que le stade chante à pleine voix jusque sur les coups de 20 heures qui signent la fin de la carrière d’une légende. Un silence de cathédrale s’empare alors de la capitale italienne. Nous avons compris. C’est désormais terminé. Une bâche géante représentant son maillot vient d’être placé au centre du terrain, les minutes qui vont suivre s’annoncent émouvantes.
Il rentre pour la dernière fois dans son arène dans laquelle est érigé un tifo à l’aide de pancartes à son nom. Lorsqu’il passe au centre de la haie d’honneur, les larmes commencent à couler le long de ma joue. Ordinairement couvert de honte, je suis aujourd’hui plus que fier. Une accolade avec le président Pallota, copieusement sifflé pour avoir mal traité notre capitaine, avant de récupérer son maillot encadré floqué du légendaire 10 et Totti débute son tour d’honneur. Tout le stade pleure et je pense que certains craquent devant leur poste de télévision, supporter de l’AS Roma ou non, amoureux de football ou non. Sa plus jeune fille fait le tour d’honneur dans les bras de son père ne comprenant pas l’engouement soudain. Il avance lentement, tenant à saluer l’intégralité des personnes présentes pour lui aujourd’hui.
Comme un symbole, Francesco Totti, fils de Rome, termine son tour face à la Curva Sud. Même les plus téméraires d’entre nous ne peuvent contenir leurs larmes. L’Américain Theodore Seuss a écrit “ne pleure pas parce que c’est fini, souris parce que c’est arrivé”. Nous sommes bien trop triste de son départ pour ne pas pleurer. Vingt-huit ans de bons et loyaux services au club, quarante pour la ville. Dans la pièce de théâtre Horace de Corneille, publié en 1640, le héros éponyme s’exclame : “Si vous n’êtes pas Romain, soyez digne de l’être, Et si vous m’égalez faites le mieux paraître”. Plus de trois siècles plus tard, le gamin de la Porta Metronia s’est montré plus digne que quiconque de représenter la ville aux sept collines. C’est face à son virage, qu’Il Capitano laisse apparaître ses derniers sanglots. Le dernier empereur romain nous a gratifié d’un discours poignant après avoir célébré sur la bande son du film Gladiator, tel Maximus s’apprêtant à combattre.
Cesco’ laisse-moi t’adresser ces modestes mots. J’ai marché durant de longues heures dans une des villes les plus chargées d’histoire, dans le Vieux continent et ailleurs. Pourtant, à chaque pas, je ne pensais qu’à toi. Comme un footballeur peut-il éclipser des siècles entiers où Rome fut au sommet ? Comment ce gamin aux cheveux blonds à la fin des années 80 peut avoir plus de place dans mon esprit que Jules César ou d’autres grands noms de notre Histoire ? Tu n’es pas juste un footballeur ou ce petit blondinet. Tu es un symbole. Symbole d’espoir notamment dans une société où l’individualisme ne laisse guère de place à la fidélité.
Malgré les offres extérieures toujours plus alléchantes, tu n’as pas voulu trahir les tiens et je t’en remercie. Symbole d’un autre football, tant par le style que par la mentalité. Très peu de joueurs de ta génération peuvent se vanter d’une aussi pure fidélité. Symbole enfin du temps qui passe. Etant du même âge, j’ai eu la chance d’accompagner ta carrière romaine de bout en bout. Mon père, lui, a pu assister avec davantage de souvenirs aux premiers ballons que tu tapais. Mon fils enfin, est féru de football grâce à tes dernières années au club. Chacun de nous est déjà nostalgique de t’imaginer loin de nous.
Tu nous as avoué avoir “peur” de la suite. Je te rassure Francesco, nous avons tous l’appréhension d’une vie sans toi. Comment vivre sans les ballons piqués au dessus d’un gardien dont le regard mêle impuissance et fascination ? Je ne sais pas encore ce qu’il se passera mais je te remercie encore une fois pour l’intégralité de ta magnifique carrière. Totti est mort. Vive Totti !