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Florent Torchut : « L’aura de Diego Maradona transperçait l’écran »

C’est sur l’écran d’un téléphone qu’il est apparu pour se confier, revenir sur une immense carrière et une vie à cent à l’heure. Douze petites minutes offertes à l’un des rares journalistes français ayant pu converser avec le maître Maradona. Quelques jours après le départ de Diego, Florent Torchut a raconté à Caviar les coulisses de ce moment privilégié.


Comment avez-vous réagi au départ de Maradona, un mois après avoir publié de votre plume ce qui restera comme la dernière interview de sa vie ?

Ç’a été un choc à plus d’un titre. En ayant vécu en Argentine, en connaissant la figure de Maradona, tu comprends le poids qu’il a et à quel point il a rendu les Argentins heureux. Ils sont passés par des moments difficiles : les dictatures, les crises qu’il y a eu au XXème siècle. Maradona était un peu une échappatoire à tout ça. J’ai été doublement marqué par cette disparition parce que j’ai l’impression d’avoir vécu presque deux mois avec lui. Cela a été très long pour préparer l’interview et pour finalement réussir à parler avec lui. Tous les jours, je pensais à Maradona car j’étais en contact permanent avec son entourage. On échangeait énormément de messages, jusqu’au jour où ça s’est fait, le 12 octobre. Depuis fin août , ma vie était rythmée par celle de Maradona : je regardais quand il était au stade avec Gimnasia [le dernier club qu’il a entraîné, ndlr], à chaque fois qu’il y avait une information qui sortait sur lui, évidemment j’étais au taquet. Jusqu’au jour où sa compagne m’a dit : « C’est bon, tu es prêt ? Dans deux minutes on s’appelle ». Donc j’ai vécu sa mort comme quelque chose de très particulier. En plus, plein de gens m’ont associé comme étant le dernier à l’avoir interviewé. Des amis et des gens du monde du foot m’ont écrit, et même des inconnus sur les réseaux sociaux. J’avais l’impression de faire partie de la famille : les gens me présentaient leurs condoléances, me demandaient si ça allait. C’était vraiment une journée complètement folle.

C'est par WhatsApp que Florent Torchut a répondu à nos questions. Un joli clin d'œil, un mois après son interview de Maradona réalisée dans les mêmes conditions (Photo : PL Käppeli).
C’est par WhatsApp que Florent Torchut a répondu à nos questions. Un joli clin d’œil, un mois après son interview de Maradona réalisée dans les mêmes conditions (Photo : PL Käppeli).

Donc il n’y avait pas de date fixe, comme on peut s’y attendre pour une interview ? Cela pouvait avoir lieu à tout moment ?

Exactement. Ça fait aussi quelques années que je cours après Ronaldinho et c’est le même genre de personnage. Ce ne sont pas des gens avec qui tu cales des interviews. Maradona, ce n’était pas quelqu’un avec qui on pouvait s’organiser et se dire : « Bon, à telle heure on s’appelle ». Encore plus aujourd’hui parce qu’en plus de son côté insaisissable, il avait une santé assez fragile. Tout cela a ajouté à la difficulté. On m’avait dit : « Tiens-toi prêt, n’importe quand ». J’ai passé dix jours enfermé chez moi, une sorte de nouveau confinement juste pour pouvoir parler à Maradona. J’étais tous les jours devant mon ordinateur, comme un lion en cage, à passer de la table derrière moi au salon pour regarder la télé, à tourner en rond et à regarder mon téléphone. J’avais mis plusieurs sonneries pour les différentes personnes de son entourage. J’étais vraiment en alerte en permanence.

Vous expliquiez avoir dû abandonner l’idée de vous déplacer en Argentine pour le rencontrer. Est-ce que le plaisir d’avoir pu l’interviewer a dépassé la frustration de ne pas avoir discuté avec lui en face-à-face ? 

C’est vrai qu’au départ, l’idée était de se rendre avec une petite délégation de France Football à Buenos Aires pour le rencontrer et marquer le coup pour ses 60 ans. Mais très vite, avec la pandémie, on s’est rendu compte que c’était impossible. Sachant qu’avec sa santé fragile, il ne pouvait pas être exposé à des gens de l’extérieur. Mais c’est vrai que quand j’ai su qu’on allait quand même pouvoir le faire, par vidéo, cela a été un moment marquant. Et puis le moment où je l’ai vu apparaître sur l’écran… Il faut mesurer sa chance. Il y a très très peu de journalistes dans le monde qui ont pu l’interviewer. Je fais partie des rares journalistes non-Argentins, ça se compte sur les doigts d’une main. Ce n’était pas la même chose dans les années 1970-198O. Je sais qu’il y avait des confrères de L’Équipe ou de France Football qui l’avaient eu, mais c’était devenu exceptionnel depuis 20-30 ans. Donc l’avoir en face, même si c’était par vidéo et douze minutes, c’était avoir une icône avec tout ce qui se dégage de lui, avec toute cette aura qui transperce, qui traversait l’écran… C’était un moment magique. Même s’il était fatigué, il avait quand même toujours ce sens de la formule, cette manière très honnête, très franc-parler, de s’exprimer. Il a laissé quelques phrases qui m’avaient touché sur le moment mais qui résonnent maintenant d’une autre manière : quand il dit qu’il est heureux d’avoir donné du bonheur aux gens avec un ballon au pied… Je ne l’avais jamais entendu le dire avant et c’est presque une phrase d’adieu, une sorte de testament. Et puis il y a aussi le côté provocateur, espiègle, enfantin de Diego, jusqu’au bout. Quand il dit : « J’aurais rêvé de marquer un but aux Anglais de la main droite », il fait le petit geste de la main, il sourit, il me regarde en sous-entendant que les Anglais, il les a bien eus, pour rester poli…

« Son retour en Argentine ressemblait à une tournée d’adieu… Ça l’est devenu »

Qu’est-ce qu’on ressent quand son visage s’affiche sur son téléphone ? Est-ce qu’on se dit que c’est incroyable ou on se reprend tout de suite en pensant : « Bon, j’ai très peu de temps, ce n’est pas le moment de tergiverser » ?

Tu as très bien résumé, c’est vraiment ce qu’il s’est passé dans ma tête. Pendant deux secondes, j’ai eu le flash, je me suis dit : « Putain, c’est Diego quoi… Ça y est, je suis en train de le faire. » Mais très vite, je me suis ressaisi en me disant qu’il fallait faire le job. Parce que c’est bien joli de l’avoir mais si tu ne peux rien en tirer, ça n’a aucun intérêt. J’ai vu qu’il était fatigué, qu’il avait du mal à s’exprimer, mais je me suis dit qu’il fallait que j’en tire le maximum. La première chose que je voulais, c’était le faire parler sur son retour en Argentine parce que je savais que ce retour aux sources était important pour lui. C’était un peu une tournée d’adieu et ça l’est devenu… Être sur le banc de Gimnasia, aller jouer au stade de Newell’s, à la BomboneraPour lui, c’était vraiment la connexion avec le peuple argentin qui était la chose la plus importante de sa carrière, même plus que les trophées. Être le représentant des plus démunis, des plus humbles. Tout de suite, il est parti là-dessus. Il a également évoqué le bonheur qu’il avait pu donner aux gens. C’était un accomplissement dans sa vie. Il a vu que l’interview était très bienveillante, que le but était de le faire parler de sa carrière et des grands moments de sa vie, et il a déroulé. Il était très à l’aise. Quand on voit les footballeurs actuels qui sont toujours dans la communication, c’est un message à l’adresse de cette génération. Ce qui parle aux gens c’est d’être sincère, de dire ce qu’on a sur le cœur.

Vous expliquiez que l’interview avait duré douze minutes. N’avez-vous pas ressenti une immense frustration ? Quelle question auriez-vous aimé lui poser si l’interview avait été plus longue ?

Ces douze minutes sont passées à la vitesse de la lumière, je n’ai pas eu le temps de réaliser. Il était très fatigué donc c’est lui qui a mis fin à l’interview. C’était rapide mais c’est un moment qui restera gravé à jamais. C’est vrai que j’aurais aimé lui poser plein d’autres questions. On n’a pas vraiment parlé de Naples, de la Coupe du monde 1986 avec l’Argentine. J’aurais bien aimé le faire parler des minutes qui suivent le but de Burruchaga, du moment où l’arbitre siffle. Je pense que pour lui, c’est vraiment la consécration ultime puisqu’il avait dit, quand il était petit, qu’il rêvait de jouer et de gagner la Coupe du monde. Et offrir cette coupe du monde aux Argentins, après avoir laissé les Anglais sur le bord du chemin, c’était d’autant plus beau. J’aurais aimé le faire parler encore plus de lui. Peut-être que la question que j’aurais aimé lui poser, c’est : « Est-ce que la plus belle chose est d’être sorti du bidonville, lui et sa famille, de leur avoir offert une vie décente ? »  J’aurais aimé creuser un peu plus l’intime mais c’est passé trop vite.

« Dans les années 1980, les gens connaissaient Jean-Paul II, Michael Jackson, Madonna… Et Maradona »

Est-ce la plus belle récompense de votre carrière de journaliste de sport ?

Oui, forcément, c’est une consécration. J’ai vécu en Argentine de 2009 à 2016, ce pays me passionne depuis gamin. La révélation, c’est la Coupe du monde 1994, la première que j’ai pu regarder. J’étais fasciné à la fois par Diego Maradona mais aussi Caniggia et Batistuta, c’était le trio magique de l’Argentine à cette époque-là. Même si, après, Diego s’est fait sortir de la compétition à cause du dopage. Mais j’ai été marqué par ce maillot. A partir de ce moment-là, tout ce que je pouvais trouver sur l’Argentine, je le gardais. J’étais complètement fasciné. La première chose que j’ai fait avec mon première salaire d’étudiant, c’était de me payer un billet pour aller à Buenos Aires. Après, j’ai été étudier puis vivre là-bas. Et Diego, forcément, c’était l’icône ultime. Il se passait toujours quelque chose, il y avait un côté magique dans ce bonheur qu’il donnait aux gens. Donc oui, c’était une consécration. Mes idoles étaient Batistuta et Trezeguet. Je les ai interviewés et avec David, on a fait le livre Bleu ciel. Mais Diego c’est au-dessus de tout, c’était une icône mondiale. Dans les années 1980, les gens connaissaient Jean-Paul II pour la religion, Michael Jackson et Madonna pour la musique, et puis pour le sport, c’était Maradona.

Vous êtes désormais correspondant à Barcelone, où Maradona a disputé 58 matchs. Quel retentissement a eu sa mort dans la ville ?

Je pense que c’est un peu la 3ème place forte où Maradona a joué. Son passage a été un peu mitigé, avec l’hépatite, le tacle de Goikoetxea [défenseur de l’Athletic Bilbao en 1983, ndlr], la finale de Coupe du roi qui finit en bagarre générale… Tout ça fait que l’attachement des Barcelonais n’est pas le même. En plus, Messi est passé derrière donc les Barcelonais ne sont pas aussi attachés à Diego que le sont les gens de Buenos Aires ou de Naples. Mais il était en Une partout. Et puis il y a une grosse communauté argentine à Barcelone. Hier, il y avait toutes les filiales des clubs argentins qui s’étaient données rendez-vous au pied de l’Arc de Triomphe. Ils ont fêté, chanté, craqué des fumigènes. C’était magnifique. On retrouvait cette ferveur, ce truc qu’ont les Argentins, ce côté populaire, très spontané. Une petite enclave argentine au milieu de Barcelone.

Quel regard portez-vous sur les trois jours de deuil national décrétés en Argentine ? La réponse est sûrement évidente, mais pensez-vous qu’on en fera autant le jour où Platini ou Zidane partira ?

C’est difficile parce qu’en Argentine, le football fait vraiment partie intégrante de la culture. Une des premières choses que les supporters de Boca, de River, ou d’autres clubs font, c’est d’inscrire leur enfant au club pour qu’il ait le carnet de socio. Après, ils vont à l’état civil. C’est complètement dingue. Trezeguet me disait que plein de supporters de River venaient le voir en disant qu’ils avaient donné David comme prénom à leurs enfants [Trezeguet a joué à River Plate de 2012 à 2014, ndlr]. Comme on est un pays d’intellectuels, le football est un peu dénigré, même si cela a un peu changé avec la Coupe du monde 1998. Il commence à y avoir une littérature, des intellectuels qui s’intéressent au football. La lettre d’Emmanuel Macron en hommage à Maradona a fait beaucoup parler hier en Argentine, elle a été reprise dans les médias. Que le chef d’Etat rende un tel hommage, très personnel, ça montre que peut-être, petit à petit, la culture foot va commencer à s’infiltrer dans les milieux un peu plus élitistes. On peut l’espérer. Il y aura forcément un bel hommage, à la hauteur de la carrière de Platini et de Zidane, mais il n’y aura pas ce déchaînement de passion qu’il peut y avoir en Argentine parce que le caractère argentin est comme ça. Il suffit d’aller au stade là-bas pour se rendre compte que c’est bien plus que du football pour eux.

Quel regard portez-vous sur la couverture médiatique, notamment française, qui est faite depuis son décès ?

J’ai vraiment été agréablement surpris ! Quand on voit que plusieurs journaux importants ont fait leur Une sur Diego et lui rendent un tel hommage, et que toutes les chaines en parlaient hier, on se rend compte de l’impact. Tout le monde a grandi avec Maradona, tout le monde avait une image de Maradona. Il a marqué le XXème siècle, il a touché tout le monde. C’est quand même un peu une petite partie de notre vie qui s’en va.

« Le silence qui s’est imposé, la fascination qu’il y avait dans la salle… C’était Diego »

Quel souvenir personnel garderez-vous de Diego Maradona ?

On va parler d’autre chose que de l’interview. Je me souviens de la première fois où je l’ai vu. Tu vois, j’ai l’émotion qui arrive (sourire). Le jour où j’ai été couvrir pour la première fois un entraînement de la sélection argentine. Je suis arrivé en mars 2009 en Argentine et il y avait ce que les Argentins appellent un « fenêtre FIFA », généralement deux matchs de qualification à la Coupe du monde. Avant le premier de ces deux matchs, il y avait un entraînement à Ezeiza, le centre d’entraînement de la sélection argentine. L’entraînement se termine, on va tous dans la salle de presse. Il y avait une petite porte sur le côté de la salle. Cela faisait presque une heure qu’on attendait, et là, d’un coup, la porte s’ouvre et Diego surgit. Ce moment-là, il restera à jamais gravé en moi : on discutait de ce qu’il s’était passé à l’entraînement et là, le silence qui s’est imposé, la fascination qu’il y avait dans la salle… J’ai été complètement subjugué. Tu lances ton dictaphone et tu écoutes, tu admires et tu te dis : « Bah je suis là quoi, je vis un moment privilégié, il faut en profiter… » Et puis après, ça s’est répété quatre ou cinq fois de 2009 à la Coupe du monde 2010. C’était magique à chaque fois quand il surgissait parce qu’il provoquait cette admiration chez les gens. Il y avait une espèce d’aura, quelque chose d’un peu divin. Quand il parle de la « main de Dieu », quand les gens l’appellent dios en Argentine, tu comprends pourquoi. Parce qu’il se passait quelque chose, il y avait une électricité à chaque fois qu’il arrivait quelque part. C’était Diego…

Pierre-Louis KÄPPELI – @PLKappeli

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