Après un nouvel incident à l’encontre de Romelu Lukaku sur la pelouse de Cagliari début septembre, la Lega Serie A, responsable du championnat de première division italienne de football, a enfin décidé d’impulser une véritable campagne contre le racisme dans le Calcio. Un épisode qui a marqué les esprits, car la ligue est jusqu’alors toujours restée en retrait face à l’épidémie de racisme qui touche l’Italie du football depuis maintenant des décennies.
Victimes de cris de singes, d’insultes racistes en tout genre, de provocations déplacées voire outrageuses durant tout le match et parfois même de violences physiques, certains joueurs ont pris l’incitative de médiatiser ce qui peut paraitre anachronique en 2019 en France, mais est encore loin de l’être dans les stades italiens. Ainsi, en 2018-2019 et en ce début de saison 2019-2020, Romelu Lukaku (Inter), Moise Kean (Juventus), Blaise Matuidi (Juventus), Franck Kessié (Milan) et Kalidou Koulibaly (Naples) se sont notamment dressés contre la recrudescence du racisme systémique à l’encontre des joueurs noirs. Mais, la « création d’une équipe contre le racisme », selon les termes de la déclaration des instances italiennes après les évènements de Cagliari, est-elle une réponse adaptée à ce phénomène ? Le racisme en Serie A est-il tout simplement endiguable ? Certaines appartenances politiques des groupes de « supporters » sont-elles à l’origine d’un pareil retour au Moyen-Age ? Tentative d’analyse du maillage historico-sociétal du racisme dans les stades italiens…
Aux origines d’une histoire passionnelle entre racisme et Serie A
Dans un papier aussi épineux, il semble particulièrement important de ne pas commettre d’imprécision et de se mettre d’accord immédiatement sur ce que l’on entend par « racisme systémique envers des joueurs noirs ». Pour ce, et pour que tout le monde soit au diapason, prenons la définition du Larousse : le racisme est une idéologie fondée sur la croyance qu’il existe une hiérarchie entre les groupes humains, les « races » et implique un comportement inspiré par cette idéologie, soit une attitude d’hostilité systématique à l’égard d’une catégorie déterminée de personnes. Mais à quand remonte donc le premier épisode marquant de racisme dans un stade de football italien ?
Si le phénomène de ségrégation fait partie intégrante de l’Italie des années 1970-1980 post Trente Glorieuses, notamment à cause de la disparition progressive du mythe de la Dolce Vita et de son éternelle « crescita economica », sa traduction reste relative dans l’enceinte des stades et reflète parfaitement les diverses formes d’exclusions à motifs raciaux visibles dans la société sud italienne en particulier. Pourtant, au tournant des années 2000, se développe une forme primaire de racisme envers les joueurs noirs évoluant en Italie, consistant à détourner l’attention de l’individu en question en usant de cris de singe notamment. Victime de ce genre de comportements face à l’Udinese, l’international français Marcel Desailly témoigne ainsi :
Mais, isolé et avec le recul, un tel évènement n’aurait jamais eu une telle ampleur. Ce qui fait de Marcel Desailly un modèle dans la lutte contre le racisme en Italie et en Serie A en particulier, c’est donc l’exposition médiatique que cet acte subit a posteriori. Parce que, lors de cet Udinese-Milan, les « tifosi » posent la pierre fondatrice d’un édifice de racisme envers les joueurs noirs dans le championnat italien dont l’essor sera exponentiel. La récurrence des ces provocations racistes croît alors sans cesse, jusqu’à devenir une composante à part entière entourant le football italien du XXIe siècle. En 2005, le défenseur ivoirien Marc-André Zoro, alors joueur de Messine, essaye de quitter la pelouse après avoir entendu les cris de singe proférés depuis les tribunes de San Siro par les fans de l’Inter. En juillet 2013, lors d’une rencontre entre Sassuolo et l’AC Milan, le Guinéen Kevin Constant est victime de cris racistes pendant les 90 minutes. Il s’est alors tourné vers les spectateurs massés dans la tribune latérale avant de leur expédier le cuir et de quitter la pelouse d’un pas décidé. Enfin, plus récemment, le défenseur franco-sénégalais du SSC Napoli Kalidou Koulibaly a dû faire face à des cris de singe lors d’une opposition face à l’Inter. Les faisant remarquer à l’arbitre, ce dernier l’expulse sans sommation de la rencontre et indigne ainsi la communauté footballistique internationale.
Mais à l’image de ce dernier exemple, ce qui choque le plus dans ces affaires de racisme à l’encontre de joueurs professionnels de couleur noire, c’est surtout l’absence de réponse des instances compétentes en Italie. Comment un arbitre peut-il décemment sanctionner Koulibaly ou Kean lorsqu’ils protestent de manière légitime à la suite d’insultes racistes proférées par des illuminés en tribune ? Comment Bonucci, international italien depuis bientôt 10 ans et modèle d’une génération de jeunes transalpins désireux de percer dans ce milieu, ose-t-il justifier les agissements d’une tribune acquise à une cause ouvertement néofasciste ?
Pourquoi une telle passivité des instances italiennes à l’encontre des coupables ?
« Le football est un jeu qui doit être apprécié par tout le monde, nous ne devons pas accepter la moindre forme de discrimination qui ferait honte à notre sport. J’espère que les fédérations de football du monde entier vont réagir fermement contre tous ces cas de discrimination. » déclare ainsi Romelu Lukaku après la victoire de l’Inter sur la pelouse de Cagliari en septembre 2019. Alors, quelle réponse les autorités italiennes apportent-elles à la recrudescence des actes racistes dans les stades depuis une dizaine d’années ?
Après cette fameuse rencontre entre le Cagliari Calcio et l’Inter, l’instance en charge de la gestion du championnat italien a déclaré qu’une nouvelle campagne contre le racisme dans les stades de football serait lancée courant octobre 2019. On parle notamment de créer « une équipe contre le racisme », composée de 20 joueurs provenant des 20 clubs du championnat. Une réponse dérisoire et inconsciente lorsque l’on se penche sur la gravité de la situation en Italie.
Lors d’un entretien accordé à Olivier Dacourt, consultant pour Canal + et spécialiste du racisme en Serie A, un « supporter » de l’Hellas Verona révélait qu’aucun joueur noir ne pourrait échapper aux cris racistes de la tribune des Ultras de Vérone, ouvertement affiliée au mouvement néofasciste italien. Avec un tatouage de Mussolini fièrement exhibé, le quinquagénaire précise que cela vaut autant pour les adversaires que pour les professionnels licenciés par son propre club, car il assure ne « jamais pouvoir aimer un noir ».
Alors pourquoi ne pas simplement exclure ces personnes des stades ? Si les instances italiennes semblent dépassées, c’est en grande partie dû à l’influence grandissante de la tendance néofasciste chez les mouvements ultras transalpins. A Cagliari, Vérone, Milan, Palerme, ou encore Rome, les groupes Ultras ont progressivement vacillé vers l’extrême droite pour finalement se revendiquer d’un parti fasciste italien dissout au sortir de la Seconde Guerre Mondiale et d’une expérience traumatisante pour tout un peuple. Et ces groupes Ultras, qui ont vacillé dans la tendance néofasciste, jouissent de bien plus d’influence que ceux restés fidèles aux idéaux originaux du mouvement ultra italien, comme la Sampdoria de Gênes, l’AS Livorno Calcio ou encore l’AS Roma. Un comble lorsque l’on sait que le mouvement ultra est apparu en Italie en promouvant une ligne politique clairement marquée à gauche…
En termes de législation pure, toutes les régions italiennes ne sont pas en accord sur la ligne de conduite à adopter face aux partisans de Benito Mussolini. Certaines interdisent formellement toute mise en évidence de signes renvoyant ouvertement au PNF (Parti National Fasciste) tandis que d’autres adoptent une législation à l’américaine visant à offrir un espace de liberté d’expression quasi-totale. Pour ce qui est des stades de football, le problème est le même. Lorsqu’un groupe ultra ouvertement fasciste comme celui de la Lazio, qui brûle le journal d’Anne Frank lors des derbys face à l’AS Roma, se déplace dans une région qui interdit tout signe renvoyant au Duce, les autorités sont habilitées à exercer un contrôle renforcé sur ces derniers. Sauf que l’immense majorité des régions italiennes ont maintenant adopté la législation à l’américaine…
Alors les instances sont-elles pour autant totalement démunies face aux actes de racisme répétés ? En théorie, la loi italienne condamne toute forme de racisme à l’encontre de tout individu présent sur le sol italien. Mais les stades de football ont leur propre écosystème partout dans le monde, et en particulier en Italie. Ainsi, la Camorra possède une telle emprise sur le SSC Napoli qu’elle fut en mesure de contraindre le capitaine Marek Hamsik à partir lorsqu’il a dénoncé la corruption au sein du club. Influents, dangereux et reléguant même les institutions italiennes au second plan, certains mouvements ultra, mafieux et/ou néofascistes, détiennent bien trop de pouvoir depuis les années Berlusconi sur le Calcio pour que le racisme soit en voie de disparition en Serie A. Mais, après avoir dressé ce tableau démesurément pessimiste, n’a-t-on pour autant aucun motif d’espoir ?
Peut-on réellement endiguer le racisme en Serie A ?
Partout en Europe occidentale les sanctions à l’encontre des auteurs d’actes racistes pleuvent, et le racisme dans le football connait enfin le poids de la législation moderne. Ainsi, l’Angleterre, auparavant gangrénée par les discriminations en tout genre dans le sport, fait indiscutablement partie des pays où le racisme dans les stades a le plus reculé ces dernières années. La France aussi a fait en sorte d’assainir ses tribunes, grâce notamment à une politique offensive comprenant sanctions judiciaires, interdictions de stade et d’abonnement à l’encontre des individus reconnus coupables d’actes racistes. Certains groupes de supporters ont également fait le ménage parmi leurs membres. Mais, en Italie, le laxisme fait la loi. Alors on sensibilise…
Ancien défenseur international marocain, lui-même victime d’insultes racistes en 2008, Abdeslam Ouaddou demande davantage de sévérité aux instances compétentes : « On ne peut pas dire que rien n’ait été fait ces dernières années. Certaines fédérations prennent des sanctions. L’UEFA profite des matchs de coupes d’Europe pour diffuser des spots de sensibilisation. Mais j’ai tout de même le sentiment qu’on ne va pas assez loin. On impose un ou deux matchs à huis clos, on inflige des amendes, des supporteurs sont interdits de stade. Mais après ? ».
Et, tandis que certains font des instances italiennes et européennes les responsables de cette inaction, d’autres appellent à la solidarité pour endiguer le racisme dans le football. Jean-Marc Adjovi-Boco, ex-international béninois, déclare ainsi : « Si un joueur est victime d’insultes, de cris de singe ou de chants racistes, pourquoi son équipe ne quitterait-elle pas le terrain ? A ma connaissance, ce n’est presque jamais le cas. Et je ne parle même pas de l’attitude des adversaires, qui, la plupart du temps, ne réagissent pas ».
Pourtant, la sensibilisation se heurte à la faible réception des groupes de supporters qui réduisent à néant les démarches entreprises par les autorités à cause du conflit qui oppose ces deux entités aux intérêts divergents depuis la création du mouvement ultra. La solidarité, quant à elle, puise ses limites dans son application plus que dans sa théorisation. Comment concevoir de manière réaliste qu’une équipe prenne la lourde décision de quitter le terrain lors d’un match décisif avec le risque de perdre sur tapis vert lorsque l’on sait que le racisme intériorisé est certainement également présent chez les coéquipiers de l’individu visé ?
Pour ce qui est des moyens contraignants, un ancien policier italien témoigne sur la difficulté d’identification des coupables : « Dans de nombreux stades, comme il n’y a pas de système de vidéosurveillance, il est compliqué de repérer, d’interpeller et de sanctionner les supporters qui se livrent à des actes racistes. Et ceux-ci ressentent un certain sentiment d’impunité ». Jean-Marc Adjovi-Boco dénonce quant à lui un réel manque de volontarisme : « Si on voulait faire diminuer de manière significative les cas de racisme, on l’aurait fait depuis longtemps. Par exemple, un arbitre ne devrait pas avoir la possibilité d’arrêter un match en cas de dérapage, mais le devoir de le faire. Pour cela, il faut que les choses aient été décidées par les instances compétentes. Des interdictions de stade de longue durée ou même à vie, en plus de sanctions pénales, cela ne me semble pas excessif, car certains responsables d’actes racistes sont dans un sentiment d’impunité ».
Mais militer pour des sanctions plus dures à l‘encontre des coupables peut-il vraiment endiguer le fléau raciste européen et italien en particulier ? Au-delà des difficultés techniques que pose le phénomène de masse dans des stades qui accueillent entre 10000 et 80000 individus simultanément, ces mesures semblent bien trop ciblées pour prendre en compte toute la symbolique néocolonialiste qui entoure le racisme dans le football moderne. Lorsque l’on s’attarde notamment sur le phénomène de recrutement massif des clubs européens en Afrique avec le rêve de réussir à s’imposer comme footballer professionnel chez un cador du football mondial en arrière-plan, on comprend aisément les enjeux de ce qui est aujourd’hui un véritable néocolonialisme européen asservissant toujours plus les populations étrangères. En faisant miroiter l’éventualité d’un succès éclatant à un jeune enfant qui n’a connu que la misère depuis sa naissance, mais aussi à ses parents qui voient enfin une opportunité de sortir d’une condition de vie déplorable, pour finalement tout abandonner lorsque l’on a trouvé meilleur ou moins risqué ailleurs, on s’approche doucement mais surement d’un crime commis par les recruteurs européens. Alors, si les problématiques de racisme et de migrations sont intimement liées en Europe et particulièrement en Italie, la responsabilité des clubs européens et italiens n’est certainement pas à sous-estimer…
Jules Grange-Gastinel