Romain Molina [Frederic Buono]
Romain Molina [Frederic Buono]
Autour du Monde

Romain Molina : « Tout ce qu’il y a de plus abominable dans le football est réuni dans la fédération haïtienne »

C’est une alerte, un appel au secours qu’a lancé Romain Molina en publiant, en collaboration avec Ed Aarons et Alex Cizmic, une enquête dans le quotidien britannique The Guardian. Les trois journalistes y révélaient, le 30 avril dernier, les abus sexuels du président de la Fédération haïtienne de football (FHF), Yves Jean-Bart, au centre national du football. Romain Molina a accepté de répondre aux questions de Caviar Magazine sur les coulisses de cette enquête, et sur ce qu’elle dit du silence qui règne en maître au sein des instances du football mondial.


Comment est née cette enquête ? Avez-vous été contacté par un lanceur d’alerte sur place ?

J’ai toujours eu quelques amis d’origine haïtienne dans le foot. Je savais que c’était n’importe quoi, mais je ne pensais pas que c’était aussi criminel. C’est une conversation, début janvier, avec un ami haïtien qui est au Canada. C’était notamment vis-à-vis des élections de février à la tête de la Fédération. Yves Jean-Bart, le président de la fédération haïtienne, a encore réussi à se faire réélire sans opposant… C’est un concept ! (rires). Devant l’œil complice et les applaudissements de la FIFA. J’ai d’ailleurs une lettre de Gianni Infantino témoignant de son indéfectible soutien et amitié. La FIFA autorise normalement trois mandats successifs pour les présidents. Lui en est à six mais bon, ce n’est pas grave… Ça a commencé à partir de là. J’ai fait une vidéo sur le sujet, sur pas mal de magouilles que je connaissais. Et puis, de fil en aiguille, je me suis rendu compte que c’était un repaire de criminels sexuels, de trafiquants de drogues, de voyous. L’un d’entre eux a été condamné pour blanchiment d’argent. En fait, tout ce qu’il y a de plus abominable dans le football est réuni dans la fédération haïtienne. Sous l’œil complice de la CONCACAF [Confédération de football d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et des Caraïbes, NDLR] et de la FIFA.

“Si j’y vais, je prends une balle.”

Comment se sont déroulées les investigations ? Avez-vous eu la possibilité de vous rendre sur place en Haïti ?

Si j’y vais, je prends une balle. Je ne peux pas mettre les pieds en Haïti. Les menaces de mort que j’ai reçues et que je continue à recevoir viennent de gens importants en Haïti. Enfin du moins, importants au sens de proches de ces enculés (sic). Je peux utiliser ce terme parce que violer des gamines de 13-14 ans… J’aimerais juste un truc, c’est que ces gens-là terminent en prison et que tous les gens qui sont en prison sachent ce qu’ils ont fait aux gamines. Donc non, c’est impossible pour moi d’aller en Haïti. Ce sont des gens extrêmement puissants et dangereux. L’enquête a été vérifiée de nombreuses fois par des avocats, pendant plusieurs semaines. Le Guardian, c’est très procédurier, surtout sur un sujet aussi sensible. La première version de l’article date de début février… Moi, ça fait trois ou quatre mois que je suis dessus.

Le président de la Fédération haïtienne de football, Yves Jean-Bart. [Alexandre Schneider/Getty Images]
Le président de la Fédération haïtienne de football, Yves Jean-Bart. [Alexandre Schneider/Getty Images]

L’un de vos collègues a-t-il pu se rendre sur place ?

Non non, mais de toute façon il n’y a pas besoin de se rendre là-bas. C’est impossible de rentrer dans le centre. La FIFA a interdit l’accès en janvier. Comment veux-tu que les joueuses parlent à un type qu’elles connaissent à peine en Haïti ? Là-bas, c’est impossible. Il faut imaginer que les gamines sont des esclaves. Il faut imaginer la terreur. Si ce ne sont pas des gens de confiance, qui ont vraiment envie de faire changer les choses, qui arrivent à les convaincre, c’est impossible. Je n’ai jamais vu ça. Ce sont des gens qui ont peur de mourir. « Je sais qu’ils vont me tuer, continue la lutte, s’il te plaît, pour libérer mon peuple », c’est le genre de message que je reçois depuis trois mois. Et le plus horrible, c’est que personne n’en a rien à faire.

Vous évoquez, dans la vidéo de présentation de l’enquête, « d’autres crimes, d’autres choses absolument abominables ». Cet article est-il le premier d’une série de révélations ?

Lundi, il y a eu une deuxième salve dans le Guardian. On va essayer de lancer une grande campagne médiatique avec sans doute un hashtag, des pétitions. Il y a aussi d’autres affaires : au Gabon, il y a de la pédophilie, en Sierra Leone également. Il y aura une large enquête sur un volet américain, qui concerne des trafics de drogues et de visas qui se passent à la fédération. Il y a un tel niveau de criminalité… Je suis en train de travailler avec un important média américain dessus. J’ai besoin de la confirmation d’un contact que j’ai au FBI. Si la réponse est positive, je pense qu’il y aura d’énormes investigations. Je pense que la justice américaine sera ravie de pouvoir instruire, poursuivre et pourquoi pas même arrêter des personnes importantes du monde du football. Donc oui, si je ne prends pas une balle, les révélations se poursuivront. Je n’ai pas l’habitude de dire ça. Je savais que je passais le Rubicon en parlant de crimes sexuels. Il y a de vraies pressions. Plus je parle sur des gros médias, plus ça me protège. C’est triste d’en arriver là. Je ne suis protégé par personne. Tout le monde s’en fiche. Parce que là, on parle de centaines de victimes, de centaines de gamines qui ont été violées, et de toute une série d’autres crimes absolument délirants. Je n’ai pas de mots.

“Le silence confondant de toute la grande famille du foot me laisse perplexe.”

Est-ce la première fois que vous vous sentez aussi menacé ?

J’ai déjà reçu des menaces. Mais là, tu t’attaques à des gens tellement puissants. Et malheureusement, les crimes sexuels et la pédophilie, c’est protégé. Il suffit de regarder les affaires. En faisant ça, je sais que j’ai passé une ligne et que je ne pourrai plus jamais revenir en arrière. On va continuer jusqu’à quand de fermer les yeux ? J’ai contacté la FIFPro [Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels, NDLR] mais ils disent qu’ils ne peuvent pas prendre ça en charge. En revanche, ils font des communiqués sur les primes des joueurs… J’avais envie de vomir. J’ai essayé de contacter pas mal de joueurs. Ils me répondent : « Ah non, on ne peut pas en parler » Comment ça vous ne pouvez pas en parler ? Quand il y a une vraie cause, il n’y a personne ! Tout le monde se cache. Je suis en première ligne sur ce dossier, et c’est normal. Le seul truc qui n’est pas normal, c’est que le syndicat mondial des joueurs soit aux abonnés absents. Cette affaire est hyper révélatrice de l’hypocrisie et de la tartuferie générale. Si des gens connus se lient à la cause, ça va aider, ça va mettre de la pression. Le silence confondant de toute la grande famille du foot me laisse perplexe. Je leur souhaite bien du courage s’ils ont un jour les gamines au téléphone. Les parents, les frères, des gens en pleurs. Qu’est-ce que vous voulez leur dire ? Il faut être réaliste, on ne va pas changer le monde. Mais il faut mettre la pression sur la FIFA. Il y a des gens qui ont honte de travailler à la FIFA parce qu’ils en ont quelque chose à faire ! Mais d’autres, au contraire, essayent de les défendre… Les messages que j’ai reçus de gens à l’intérieur de la FIFA, c’est terrible.

N’avez-vous senti, au cours de vos investigations, aucune volonté de la FIFA de faire évoluer les choses, de lutter contre ces scandales ?

Non, ils veulent les défendre ! Tu te bats contre une machine. Tu coupes une tête, il y en a sept autres qui réapparaissent. La seule façon d’y arriver, c’est de couper toutes les têtes. La seule manière aujourd’hui, c’est d’impliquer le FBI. Si ça ne fait pas un énorme scandale mondial, si ça ne fait pas de bruit, ça ne fonctionnera pas. Tous les anciens joueurs, tous ceux qui défendent certaines causes, comment ils peuvent ne pas en parler ? C’est là, maintenant, qu’il faut agir. Cette affaire me montre tout ce qui ne va pas. Et je ne suis pas tout seul. On est en première ligne, complètement abandonnés. La FIFPro, c’est de la merde (sic). Ce sont les premiers qui devraient s’en saisir, ils ne font rien. Dès qu’il y a une vraie cause, il n’y a rien. Et après, on ose parler de football, de tolérance… Mais dans les vrais combats, il n’y a personne. C’est horrible.

Gianni Infantino, l'actuel président de la FIFA. [Jaime Saldarriaga/Reuters]
Gianni Infantino, l’actuel président de la FIFA. [Jaime Saldarriaga/Reuters]

Vous expliquez dans votre vidéo sur l’enquête qu’il est important que des ONG s’en saisissent [c’est le cas depuis lundi de « Kay Fanm », une organisation de défense de droits des femmes, NDLR]. En publiant ce type d’enquêtes, vous considérez-vous comme un lanceur d’alerte, comme un journaliste d’investigation ?

Je me considère comme le gars qui donne une voix à celles qui ne peuvent pas en avoir parce que c’est trop dangereux pour elles. Je suis juste le témoin. Mon objectif, c’est que ceux qui ont fait ça payent. Et que tout le monde sache ce qu’ils ont fait à des gamines et à des gamins. On dit que je suis dur mais je ne comprends pas qu’on puisse dire ça. On ne touche pas aux enfants.

Vous disiez dans une récente vidéo que le monde du journalisme était avant tout « un monde de causes » à défendre. Être indépendant, est-ce de votre point de vue la seule manière de défendre ces causes ?

Non, il y a des gens bien partout. Après le problème, c’est que parfois un rédacteur en chef ne va pas vouloir que tu enquêtes sur tel ou tel sujet. Être indépendant peut être un avantage dans certains cas. Mais je pense qu’on peut défendre des causes dans tous types de médias. Après, c’est bien beau d’être indépendant mais la seule chose qui compte, c’est la diffusion que tu as. Tout passe par l’image. Si là, on ne publie pas dans le Guardian – et sans doute dans d’autres grands médias –, et que ce n’est pas repris ici et là, on n’a pas d’impact. C’est bien beau l’indépendance, mais est-ce que tu as un impact ? Si on veut vraiment essayer de changer quelque chose… Ce dossier-là, c’est une cause qui devrait être internationale.

Est-ce un choix de ne pas travailler dans une rédaction ? Vous sentiriez-vous moins libre dans vos choix de sujets d’enquête, de reportage ?

Je n’ai jamais eu de propositions (rires). Et je n’en cherche pas. Ça ne m’intéresse pas. Je veux vivre comme j’en ai envie, ce sont des choix de vie. Pour conserver la liberté de ton que j’ai. Je ne pourrais pas dire tout ce que je dis. Dans le milieu du foot, il y a des intérêts… La question ne se pose pas parce que ça ne m’intéresse pas d’appartenir à une rédaction. Je ne veux pas vivre à Paris, je veux vivre loin de tout ça.

N’est-ce pas complexe en termes de moyens pour mener des enquêtes ?

Vu ce que j’ai récupéré au niveau financier pour cette enquête, oui. Mais je ne le fais pas pour ça, c’est une cause. J’aurais pu gagner beaucoup plus en le publiant dans d’autres médias mais l’important, c’est la cause. Je vis avec très peu, depuis longtemps. J’ai un petit train de vie. La plupart des gens qui font ce métier-là ne pourraient sans doute pas vivre avec ce que j’ai. Ce que certains journalistes gagnent en un mois, je le gagne en plus d’un an. Mais ça veut dire quoi ? C’est comme ça ! C’est aussi pour ça que je fais autant de vidéos sur YouTube actuellement, c’est parce que ça me permet de survivre. J’en suis arrivé là. Mais je ne suis pas matérialiste. Pour le moment, j’ai fait ce choix-là. Tous les gens qui ne m’aiment pas savent que mon point faible est là : mon manque de moyens. Je ne cours pas après l’argent. Je cours après le fait d’être heureux.

“La FIFA est l’une des organisations non-étatiques les plus puissantes au monde.”

Faites-vous ce travail par passion du foot et de ses coulisses ? Ou plutôt davantage par passion pour l’investigation, la défense de causes ?

Parce que je ne peux pas fermer les yeux. J’ai toujours été très curieux, trop curieux. Tout ce qu’il y a autour du foot est intéressant parce que je vois le foot comme un vecteur de pouvoir, un outil de puissance au niveau mondial. La FIFA est l’une des organisations non-étatiques les plus puissantes au monde, voire la plus puissante. Je rappelle que Gianni Infantino avait participé au G20, en Argentine. C’est tout ce versant qui m’intéresse, pour mieux comprendre le monde et l’être humain. Je préfère ça à vivre dans un mensonge. Ça m’aide à comprendre certaines choses. Les coulisses sont intéressantes mais je m’intéresse aussi à d’autres choses, historiques, géopolitiques, etc… J’essaye toujours de creuser mes sujets. C’est vrai que j’ai sorti pas mal de trucs un peu sombres. J’aimerais parler de trucs joyeux, mais quand tu portes un regard réaliste sur le foot, tu es obligé d’être comme ça parce que c’est un milieu criminalisé… Il y a une omerta pas possible. Dans le milieu du football, tout le monde sait comment ça se passe.

Romain Molina lors de la présentation de son dernier ouvrage, La Mano Negra. [dicodusport.fr]
Romain Molina lors de la présentation de son dernier ouvrage, La Mano Negra. [dicodusport.fr]

Avez-vous des nouveaux projets d’enquête ou de livre ?

Je suis en train d’écrire mon prochain livre, qui s’appellera The Beautiful Game, pour étudier comment le football peut redessiner les destins de peuples autour du monde. Je voulais faire quelque chose de très joyeux, mais dans les chapitres que j’ai déjà écrit, il y a plus de morts qu’autre chose… Mais écrit de manière romantique. C’est un livre qui est un peu un OVNI : illustré, très artisanal, avec un éditeur complètement indépendant. On passera de Kaboul à la Palestine, de l’Irak à Cuba ou au Nicaragua. J’ai ajouté la Nouvelle-Calédonie, où l’entraîneur national est un flic. Il y aura également le Népal, le Boutan, l’Afghanistan, le Cambodge, etc… C’est un truc que je veux un peu plus joyeux. Après, mon idée, c’est de traiter du football comme nouvel instrument de pouvoir. Le football fait partie de ce qu’on appelle aujourd’hui des instruments de pouvoir. Ça m’intéresse beaucoup. Pourquoi pas un jour faire un truc géopolitique autour du golfe, du Moyen-Orient. Je travaille également sur d’autres projets mais c’est parfois compliqué. Ce milieu est un entre-soi. L’édition, c’est pareil, sauf qu’il y a de tout petits éditeurs qui te permettent quand même de publier des choses. Je n’ai jamais fait de flop avec mes livres mais je n’ai jamais de propositions. La seule est venue d’un éditeur anglais. Si tu n’es pas de Paris, si tu n’es pas de ci, pas de là… J’ai également un projet de reportage pour un média anglais ou américain, sur un derby d’Alep ou de Damas. Je voulais faire le match Iran – Irak en juin pour les qualifications à la Coupe du monde, à Téhéran, devant 90 000 personnes. Vu le climat actuel, ça aurait été incroyable.


Alors que nous allions achever l’interview, Romain Molina insiste de nouveau sur la gravité des faits et l’absence de réaction de la FIFA : « Le seul espoir de ces gamines, c’est la FIFA. Tu veux que je leur dise quoi ? Ce n’est pas évident mais il faut mettre la pression sur la FIFA. » Alors que la police judiciaire et la brigade de protection des mineurs ont annoncé l’ouverture d’une enquête, le président Yves Jean-Bart a nié toutes les accusations « avec force ».

Pierre-Louis KÄPPELI – @PLKappeli

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