Une trajectoire linéaire en sélection n’est pas donnée à tout le monde, et à ce petit jeu, André-Pierre Gignac ne fait pas partie des plus chanceux. 36 sélections, 7 buts : le bilan est honorable, mais ne révèle rien en l’état. Issu de la même génération 1985 que Steve Mandanda, Jimmy Briand ou Lassana Diarra qui ont écumé les sélections de jeunes, le buteur formé au FC Lorient est passé sous les radars fédéraux, découvrant les honneurs des drapeaux directement chez les A. Rescapé de Knysna, héros malheureux en 2016, le gamin de Martigues en a bavé, mais pas assez pour éteindre la flamme bleue qui brûle au fond de ses yeux sans cesse absorbés par le ballon. L’occasion d’un retour sur les différents chapitres en sélection de celui qui fêtera ses 36 ans en décembre, en attendant l’imminent épilogue olympique, dans un rôle sur-mesure de moniteur de colo prêt à expédier quelques enchiladas dans les lucarnes nipponnes.
Coup de bluff ou incompréhension ? Le fin mot de l’histoire ne sera probablement jamais révélé. Toujours est-il que la liste olympique dévoilée par la FFF le 25 juin dernier a connu dans les heures qui suivirent neuf désistements et non des moindres, tels les internationaux Eduardo Camavinga ou Jonathan Ikoné, offrant à certains représentants de notre chère Ligue 2 l’opportunité de prendre part à l’aventure d’une vie. Fort heureusement, certaines figures majeures n’ont pas bougé du calepin du sélectionneur des Espoirs, à l’image de Téji Savanier, Lucas Tousart, Paul Bernardoni, ou des deux représentants extra-européens, Florian Thauvin et André-Pierre Gignac.
L’occasion de doubles retrouvailles pour le plus capé de la bande, qui n’était qu’à quelques mois de la majorité lors de la naissance d’Ismaël Doukouré, le benjamin du groupe. D’abord avec Sylvain Ripoll, adjoint de Christian Gourcuff lorsque le jeune buteur intégrait le groupe professionnel lorientais. Ensuite avec le coq en compétition officielle, qu’il arborait fièrement lors des deux échecs les plus fondateurs de l’Équipe de France depuis 1993 : le plus retentissant, celui de 2010 à Knysna, qui permit un grand coup de pied dans la fourmilière ; et le plus frustrant, celui de 2016 à Saint-Denis, qui posa les bases d’un succès mondial auquel il ne prit part.
Jeune premier
Révélation du championnat de France en 2006-2007, fort de neuf réalisations dont un retentissant triplé infligé à Nantes en 25 minutes, le jeune Merlu prend ensuite la direction d’un ambitieux Toulouse FC, tout frais troisième du championnat. Avec le surdoué Karim Benzema, ils sont les deux attaquants qui montent au sein de l’Hexagone en cette fin de décennie. Moins flamboyant que le Lyonnais, de deux ans son cadet, le joueur prêté à Pau avant son éclosion s’affirme dans un autre registre, pas aussi soyeux mais plus puncheur, le genre à ne jamais gâcher une bonne position de frappe, fusse-t-elle à 35 mètres. À la peine lors de sa première saison sur l’île du Ramier, le vrai Dédé Gignac se réveille l’année suivante, bouclant la saison 2008-2009 avec 24 buts. Volontaire et accrocheur, brut de décoffrage et finalement indispensable, le meilleur buteur du championnat sublime le collectif violet par une efficacité salvatrice et l’installe à la 4e place, qualificative pour l’Europe.
Le sélectionneur Raymond Domenech ne peut ignorer plus longtemps le phénomène et le convie au printemps 2009, le lançant dans le grand bain un 1er avril à la place de Péguy Luyindula. Convaincant, l’enfant des Bouches-du-Rhône ne sort plus du groupe, participe à toutes les rencontres et joue un rôle décisif au cours des éliminatoires, unique buteur aux Féroé ou auteur du break contre l’Autriche (3-1). Régulièrement titulaire, il l’est notamment contre l’Irlande, aligné à l’aller comme au retour entre Thierry Henry et Nicolas Anelka lors des barrages rendus célèbres par le fâcheux réflexe de l’attaquant barcelonais.
Bien installé dans l’esprit du sélectionneur à l’approche du Mondial 2010, APG connaît sa première heure de gloire en étant du voyage sud-africain, au détriment de Benzema. Il passe moins de 100 minutes sur la pelouse mais prend part aux trois matchs de poule, relève Anelka à la suite de son altercation avec Domenech à la mi-temps de France-Mexique, puis se voit propulsé titulaire pour la défaite finale contre le pays hôte. Joueur secondaire du groupe, encore jeune et loin d’être installé, Gignac subit les péripéties de Knysna plus qu’il n’y participe. Pourtant, comme tous ses coéquipiers présents, il sera sanctionné par le sélectionneur suivant. La seule Coupe du Monde de sa carrière restera comme le plus gros fiasco de l’histoire de l’Équipe de France. Touché et revanchard, André-Pierre ne le cache pas : il a à cœur de se racheter. Mais tout ne se passera pas comme prévu.
Dédé passe en retrait
Toujours joueur du TFC à son retour au pays, il refuse notamment Liverpool au cours de l’été pour rejoindre le club de sa région, de son enfance, de son corazón : l’Olympique de Marseille. Hélas, les débuts sont tout sauf idylliques. Loin d’être irréprochable dans son hygiène de vie, à la peine dans le jeu, le fils prodigue entretient une relation froide avec l’entraîneur Didier Deschamps, et exaspère un certain nombre de supporters qui le prennent en grippe pour sa silhouette arrondie et son manque de justesse. Un retard à l’allumage qui s’éternise, couronné par une saison 2011-2012 poussive, à deux petits buts inscrits. Naturellement, l’ancien pilier de Domenech disparaît complètement des listes nationales durant tout le mandat de Laurent Blanc, qui lui préfère Benzema, Loïc Rémy, Kevin Gameiro ou Guillaume Hoarau, sans compter l’explosion montpelliéraine d’Olivier Giroud à l’orée de l’Euro 2012.
Le tournoi polono-ukrainien à peine achevé sur un triste quart-de-finale, Deschamps reprend les rênes mais chamboule peu le groupe. Un bon début de saison en club offre à Dédé une simple fin de match à Tbilissi en septembre 2013, et basta. L’Olympien ne sera ni du barrage épique contre l’Ukraine en novembre de la même année, ni du Mondial l’été suivant. Avec le recul, ce séjour brésilien marque le renouveau des Bleus, consacrant une génération sûre de sa force en patrons d’une nouvelle France, dynamique et ambitieuse. Devant, Benzema, Giroud et le dernier arrivé Antoine Griezmann semblent installés pour un bon moment.
Marcelo ? Bien, ça !
C’était sans compter les déboires judiciaires du joueur du Real et le repositionnement tactique de celui de l’Atlético, qui finiront par libérer une place en pointe. D’autant que dès l’automne, Gignac signe son retour et éclipse peu à peu Loïc Rémy, dont la dernière sélection de sa carrière en Arménie coïncide avec le retour en grâce d’APG (deux passes décisives, un penalty transformé, cinq ans jour pour jour après son dernier but en Bleu). Il faut dire qu’il n’aura suffi que de quelques semaines au Marseillais pour redevenir un attaquant incontournable de Ligue 1. Un homme est à l’origine de cette métamorphose : Marcelo Bielsa. Le légendaire Argentin s’installe à la Commanderie à l’été 2014, accompagné d’exigences bienvenues pour un club qui végétait gentiment dans son marasme méridional. À l’image de ses partenaires Dimitri Payet ou Benjamin Mendy, Gignac a alors l’habitude de souffler le chaud et le froid et de traverser les saisons par intermittence, incapable d’atteindre la maturité dans son jeu par manque de constance et de consistance.
Transfiguré par sa rencontre avec Bielsa et la condition athlétique réclamée par l’obsession du Rosarino pour les courses à haute intensité, Dédé apparaît affiné, affûté, désormais loin du « Big Mac pour Gignac » que réclamaient beaucoup de supporters taquins avant sa cure à Merano. Jeu de tête millimétré, déplacements tranchants, pressing à bon escient, l’Olympien se mue en attaquant complet, harceleur de défenses et buteur frénétique. Auteur d’un début de saison canon avec dix buts en dix journées, couronné par le titre honorifique de champion d’automne, le numéro 9 phocéen s’intercale en mai entre Alexandre Lacazette et Zlatan Ibrahimović au classement des buteurs. Interrogé en 2017 par la rédaction de l’émission de Canal+, Intérieur Sport, l’actuel coach de Leeds, qui n’aura eu l’attaquant qu’une seule saison sous ses ordres, décrit Gignac en ces termes : « il est invincible, non pas parce que personne ne peut le battre, mais parce qu’il ne se rend jamais », avant d’ajouter : « il donne sur le terrain toute son énergie parce qu’il place l’intérêt de l’équipe au-dessus de tout, et de lui ».
Je suis pas parti là-bas pour m’onterrey
Été 2015, André-Pierre est enfin lancé. Au sommet de son art, au pic de sa forme, de nouveau international, l’avenir est à lui. Du haut de ses 29 ans, l’heure est venue de signer un beau contrat chez un habitué de la Ligue des Champions ; ça tombe bien, Anglais, Allemands, Italiens ou Turcs lui font du pied depuis des mois. Buteur dans l’âme, c’est tout un pays qu’il prend cette fois à contre-pied, en décidant de poser ses valises au Mexique. Un choix audacieux assumé par un bonhomme avec la tête sur les épaules, qui a toujours fonctionné à l’affectif : « J’avais vraiment une idée en tête : partir loin, découvrir autre chose mais avec un véritable challenge sportif », expliquera-t-il à France Football en 2016, avant de rentrer plus dans le détail pour Intérieur Sport : « quand tu as joué cinq ans pour le club de ton cœur, de ton enfance, tu as besoin d’autre chose. Et je l’ai trouvé ici ». Un choix toutefois à double tranchant, censé l’éloigner des Bleus. Il n’en sera rien.
Devenu exemplaire dans le travail physique, la nouvelle coqueluche du pays de Salma Hayek parvient à rester compétitive et à se maintenir à un niveau suffisant pour conserver la confiance du sélectionneur. « Il n’est pas parti dans un championnat où il joue contre des plots ou des tonneaux… Il y a de la ferveur, de la passion, la qualité défensive est là » justifie Deschamps en conférence de presse, lors de la première convocation de sa nouvelle vie. De son propre aveu, le Mexique lui permet même de faire progresser son jeu, toujours à France Football : « Je me tape des défenseurs de 1,85 m, voire plus, qui te laissent peu de marge. Mais j’ai besoin de ce contact. Ça m’a permis de progresser dans les petits espaces, d’être plus précis dans mes contrôles et mes enchaînements. Dans les derniers matches avec l’équipe de France, je n’ai pratiquement raté aucune remise alors que c’était souvent ce qu’on me reprochait avant. Je suis devenu plus habile dans mon jeu dos au but. »
Au pays du Quetzalcoatl s’offre à lui une seconde, une superbe, une éternelle jeunesse. Tigre sur le plastron, Gignac rayonne dans la moiteur assourdissante des enceintes de Liga MX. Lui le sanguin, le Méditerranéen, dont le nom bourdonne dans le vacarme incandescent des tribunes du Volcán, vénéré comme un demi-dieu par la moitié du Nuevo León, il inscrit chaque semaine des golazos mémorables relayés par les réseaux sociaux. Au point que beaucoup regrettent de ne pas le voir faire chemin inverse. Mais sa vie est là-bas, désormais. Par souci de facilité, comme un coq en pâte dans son championnat périphérique ? Pas tant que ça. Son exemplaire réussite a donné envie à d’autres Français de goûter au sueño mexicano, attirés par l’amour fou des locaux pour le fútbol, des salaires élevés et un niveau supposé inférieur aux standards d’Europe occidentale, alors même que le championnat local est un des plus compétitifs du continent. Ses anciens coéquipiers dans la troisième ville du Mexique, Andy Delort et Timothée Kolodziejczak, comme Jérémy Ménez dans la capitale fédérale, en ont fait les frais : pas forcément enclins à se plier aux mêmes sacrifices ni aux mêmes efforts quotidiens qu’El Bomboro, tous trois sont vite rentrés au pays.
Gignac devient une référence : dorénavant dès qu’un international quitte l’Europe, on lui prédit de sortir des radars, avant d’évoquer le précédent APG. Doté d’une mentalité exceptionnelle, à la fois compétiteur insatiable et joueur de collectif, le gamin de Martigues continue de surprendre. Combien de rockstars adulées outre-Atlantique accepteraient de mettre statut et ego de côté pour compléter le groupe France et ne disputer que des fins de matchs avec l’envie d’un gamin ? Son retour en Bleu l’installe confortablement en doublure naturelle de Giroud, qu’il remplace dix fois sur ses quinze dernières sélections. Lors de l’Euro 2016, à l’exception du premier affrontement contre la Roumanie, il participe à toutes les rencontres, numéro 10 dans le dos, entrant même à douze minutes de la fin de la finale pour titiller la vieillissante défense lusitanienne et heurter le montant de Rui Patrício à l’expiration du temps réglementaire. Un nouvel échec qui marquera longtemps le rescapé de Knysna, passé à quelques centimètres d’offrir un titre majeur à sa nation.
Pour autant, le doute est permis. Imaginons le poteau rentrant : le titre est français, Vegedream bricole trois accords, Gignac est un héros, relègue Éder aux oubliettes de l’histoire. Mais sans la meurtrissure de cette défaite inattendue, sans la frustration de l’échec à la maison, le noyau de ce groupe aurait-il eu la force et la résilience nécessaires pour décrocher le titre mondial deux ans plus tard ? À croire beaucoup des joueurs présents, sans doute pas. Alors en échange du sacrifice de ne pas être champion d’Europe pour autoriser son pays à être champion du Monde, en retour de ce douloureux don de soi au profit d’une cause plus grande, il est temps de lui dire : merci poto.
Destin Olympique
Rappelé pour les deux rassemblements post-Euro, Dédé fait les frais de la volonté de renouvellement de DD ainsi que d’une nouvelle concurrence, et disparaît du groupe fin 2016. Bien occupé à étoffer son palmarès de récompenses individuelles et titres collectifs, en route pour acquérir la nationalité d’Hugo Sánchez et Cuauhtémoc Blanco, l’homme est heureux au sud du Río Grande, installé avec femmes et enfants et assurant à qui veut l’entendre qu’il vivra son après-carrière sur place. Mais le compétiteur n’est jamais rassasié, toujours prêt à revêtir le bleu de travail pour un nouveau défi. Avec la qualification des Espoirs pour les Jeux Olympiques 2020, reportés d’un an, et la possibilité de convoquer trois Français nés avant 1997, Ripoll ne manque pas l’occasion de rappeler le joueur qu’il côtoya du côté du Moustoir pour une dernière valse.
Apparu en début d’année dans une liste élargie, le nom de l’ancien Marseillais surprend dans la presse avant de se confirmer. L’étonnement est de courte durée, tient surtout au fait que le gadjo ait 35 ans et évolue au Mexique, avant de se tarir au rappel de son nom : il sera au rendez-vous, c’est Gignac. Celui qui est né avec le sang blanc et azur d’un Olympique s’apprête donc à disputer les Jeux du même nom. Invité pour encadrer et montrer l’exemple à la jeunesse tout autant que pour se régaler une dernière fois en Bleu, le grand frère est encore frais, en témoigne sa Coupe du monde des clubs en février au cours de laquelle il inscrit 100% des buts des Tigres UANL, éliminant champions d’Asie puis d’Amérique du Sud avant de buter sur l’ogre bavarois en finale.
Pour ses adieux, le coq reposera cette fois sur cinq anneaux colorés. Avec un double clin d’œil pour ce lascar aux bras recouverts de tatouages Dragon Ball Z ou Olive et Tom, qui se rend au Japon, pays de ses héros d’enfance, pour affronter, dès la première rencontre, son pays de résidence et d’adoption : le Mexique. Un lien affectif qui ne l’empêchera pas de poursuivre les défenseurs comme un dératé et de déclencher des frappes impensables. Et s’il n’a jamais évolué qu’avec Florian Thauvin au sein de ce groupe France, il y a fort à parier qu’André-Pierre devrait s’entendre comme larrons en foire avec Téji Savanier, son compère issu lui aussi de la communauté des gens du voyage, avec qui il partage un engagement de tous les instants autant qu’un amour pour les patates en lucarne. Première illustration dès le Mexique ? Les jeux sont faits.
Nicolas Raspe