Antonio Moschella est un journaliste italien vivant à Barcelone après un passage en Argentine. Un parcours maradonesque qu’il a notamment ponctué par un livre nommé “Fenomenología de Maradona”, sorti le 25 novembre pour l’anniversaire de la mort de celui qu’il appelle Diego lorsqu’il parle de l’humain et Maradona, sa légende. Interview.
Caviar: On m’a dit que tu étais l’une des personnes qui connaissait mieux la vie de Maradona. D’où vient cette passion pour El Pibe de oro ?
Antonio Moschella: Je suis Napolitain, et je suis né sept mois avant que Diego arrive à Naples. J’étais totalement bouleversé par la passion de Diego. Naples c’était un peu un club comme Saint-Etienne, avec plein de supporters invétérés et passionnés, mais c’était une équipe qui n’avait rien gagné. Donc Diego est arrivé et il nous a fait gagné deux titres en battant la meilleure équipe d’Italie et d’Europe (la Juventus de Michel Platini gagne la Ligue des Champions en 1985 et le championnat en 1986, NDLR). Diego c’était un révolutionnaire et quand il est arrivé c’était comme Che Guevara à Cuba. C’était la révolution avec lui. Il était un peu hors-la-loi et arrivait dans une ville hors-la-loi qui n’avait pas vraiment de roi. Et lui est devenu le roi de Naples parce que c’était un mec qui ne connaissait pas les lois ni la tradition italienne. Il a voulu tout chambouler à Naples. Donc dans la ville, même si tu n’es pas supporter du Napoli, tu as un lien avec Diego. De 1984 jusqu’à la fin de sa vie il y a plein de garçons nés à Naples qui s’appelaient Diego ou Diego Armando. Pour lui.
« C’était un mec du peuple qui arrivait à être grand comme un noble. »
Comment as-tu découvert celui que tu nommes « Diego » ?
Mon père m’a amené pour la première fois au stade quand j’avais six ans. Donc j’étais vraiment tout petit. Il y avait Diego qui jouait. Moi je ne comprenais rien du tout au foot, j’aimais bien, je jouais un peu mais c’est tout. Et toi tu entrais dans le stade, tu sentais cette passion et tu voyais le petit Diego. Il avait un aura, une énergie particulière, et tu le sentais. Tu sentais que c’était quelqu’un du peuple qui arrivait à être grand. C’est ça pour moi surtout Diego. C’était un mec du peuple qui arrivait à être grand comme un noble.
Que représente-t-il pour toi ?
Diego c’est mon premier amour, ma première fois. C’est un tout. C’est lui qui m’a fait apprécier le foot, qui a fait savoir à des dizaines de gamins dans le monde qu’ils avaient vraiment des possibilités dans la vie. Diego c’était un petit maître, un petit générateur d’enthousiasme.
Aujourd’hui encore la relation entre Naples et Maradona est très forte…
C’est un lien de plus en plus fort. Diego a vécu plus de temps à Naples que dans n’importe quel club. Il a joué six ans à Argentinos et à Boca. Mais il a vécu une étape de sa vie ici. Il est devenu une personne mûre, un adulte quand il est arrivé à Naples. Ses fils y sont nés. Il a laissé un héritage énorme donc il y aura toujours un lien avec Diego. D’ailleurs, même le stade aujourd’hui porte son nom. C’est une histoire d’amour qui ne va jamais se finir. C’est comme Che Guevara et Cuba. C’est quelqu’un qui a été adopté et a développé un lien à jamais.
Le 28 novembre dernier,tu étais au match contre la Lazio, où une statue a été inaugurée ?
Non je n’y étais pas. Mais ils ont inauguré deux statues une à l’intérieur et l’autre à l’extérieur et ça montre encore une fois son importance. C’est la dernière preuve d’amour entre les deux. Même l’année dernière quand il est mort, on a gagné 4-0 contre la Roma, et hier on a gagné 4-0 contre la Lazio. Tu as toujours quelque chose de mystique avec lui.
« Il y a eu la mort et là c’était la résurrection. »
Des proches t’ont raconté comment Naples avait vécu cet anniversaire ?
Il y a beaucoup d’Argentins qui sont venus à Naples pour voir toutes les statues, les fresques et les graffitis faits pour Diego. C’était vraiment une fête, un peu comme lorsque l’on célèbre Pâques. Il y a eu la mort et là c’était la résurrection. Moi j’ai vécu tout ça quand je suis allé un mois à Naples cette année, et il y a une grande peinture de Maradona dans le quartier espagnol. Aujourd’hui en face tu as une grande boutique qui lui est dédiée. Ça, ça été installé juste cette année. Maintenant c’est un « marché de Maradona ». La ville de Maradona c’est Naples, ce n’est pas Buenos Aires. En Argentine, il y a des gens qui ne l’aiment pas et sont gênés de faire de lui un saint. À Naples, tout le monde l’adore et l’adorera toujours.
Justement tu as vécu en Argentine, pour aller sur ses traces…
La première semaine lorsque je suis arrivé à Buenos Aires, je suis allé dans le quartier de La Boca, chez un pote. C’était déjà un peu mystique. Le premier jour je vais voir la Bombonera, et ils m’ont demandé d’où je venais. Quand je disais Naples, on me répondait : « Ah Naples » et beaucoup venaient prendre des photos avec moi. C’était un peu le mythe inversé, parce que normalement ce sont les Argentins qui vont en Italie. J’ai été super bien reçu. Tout le monde savait que j’étais napolitain et m’aidait. Ça m’a permis de faire des reportages sur lui, de voir des gens qui le connaissaient, son premier entraîneur, son premier chef de presse… J’ai pu aller sur ses traces. À ce moment-là il était à Dubaï, mais j’ai pu côtoyer son entourage sauf sa famille et ses deux filles. Aussi son ancien entraîneur Fernando Signorini qui a été toute sa vie à ses côtés. Quand tu es en Argentine c’est impossible d’ignorer l’existence de Maradona et quand tu dis que tu es napolitain c’est plus facile. C’est très loin, mais il y a un sentiment d’appartenance énorme. Je me suis senti chez moi en Argentine. Même quand j’allais en Uruguay, les gens regardaient mon passeport et me disaient « Oh Naples, Maradona ! » C’était vraiment spontané et authentique.
« On ne peut pas dire qu’il a été le meilleur, parce qu’il y a eu plein d’autres joueurs, mais ça été le plus grand. »
On dit souvent que Messi est un très bon joueur, mais que Maradona c’est plus que ça…
Oui. Messi c’est un super joueur, sur le terrain. Mais quand il sort du terrain, il ne dit rien. En interview il te dit : « Moi j’aime bien dormir, jouer à la Playstation… et voilà ! » Messi ne donne pas d’interviews sympas, où tu vois qu’il a des choses à dire. Ce n’est pas un leader, il n’a pas de charisme. En tant que capitaine il n’a jamais été dingue… Certes, il a gagné la Copa America, il a très bien joué, mais il manque de caractère. De traits d’esprit. Alors que Diego c’était un petit peu tout. C’était un soldat qui avait la classe d’un général. C’était un super joueur de foot mais en interview il était toujours prêt à défendre les pauvres, à aider celles qui étaient malchanceuses. Et surtout il est allé à Naples, dans une équipe qui n’avait jamais rien fait, et il a rendu Naples grand. Quand Messi a joué l’essentiel de sa carrière au Barça. Diego était un petit peu comme un saint. C’était un petit peu le leader d’une tribu qui se bat avec des flèches et va gagner face à une armée équipée de bazookas. On ne peut pas dire qu’il a été le meilleur, parce qu’il y a eu plein d’autres joueurs, mais ça été le plus grand. Ça c’est sûr.
Tu viens de sortir un livre qui s’appelle « Fenomenología de Maradona » (aux côtés de Santiago Zabala, Brad Evans, Delfina Corti, Ayelen Pujol et Daniel Gamper). Qu’est-ce que l’on peut apprendre de plus sur Maradona ? Que reste-t-il du mystère Maradona ?
Je pense que l’on va en apprendre encore beaucoup. C’est compliqué de tout savoir, parce que c’est vraiment une personne qui a vécu deux vies. Il a eu des phases avec les cheveux courts ou les cheveux longs, des phases où il était complètement drogué, d’autres où il était plus tranquille, des phases où il était super gros… Donc Diego c’est vraiment un personnage à 360°. C’est compliqué de savoir ce que l’on pourrait encore apprendre, mais si on se donne un peu de temps, on comprend pourquoi il a vécu comme ça, qu’il a eu plein de problèmes et que c’était compliqué d’être Maradona. Il pouvait tout faire, il était toujours critiqué, dès qu’il parlait les gens modifiaient ses propos… Diego c’était une rockstar. C’était comme Jimmy Hendrix ou Jim Morrison, il devait mourir super tôt, pour ne pas être trop critiqué. Il a vraiment trop vécu, donc ce que l’on peut apprendre de Diego c’est infini. C’est une vie super complète et complexe.
« Il devait mourir super tôt, pour ne pas être trop critiqué. »
C’est ce côté complexe que tu racontes dans ton livre ?
Oui. On est six, y a deux philosophes, un politologue et trois journalistes. Ma partie c’est sur Naples, évidemment. Mon collègue le philosophe Santiago Zabala fait des comparaisons philosophiques. Avec Heidegger notamment, parce que lui aussi avait commis des erreurs mais il était quand même le plus grand. La dernière partie c’est celle de Aleyen Pujol, une journaliste féministe, qui a parlé du Diego Maradona féministe. C’est une contradiction évidemment, on le sait. Mais il y a des points bien expliqués, où on montre que Diego est l’un des premiers à se dire en faveur des droits des gays en Argentine, qu’il a beaucoup lutté pour eux. Qu’il s’est toujours soucié des personnes discriminées. D’une certaine façon il a eu une période féministe, même s’il a eu des moments machos que l’on ne peut pas ignorer. C’est un travail abstrait sur les plusieurs vies de Diego, où chacun expose sa vision.
Tu me disais que tu l’avais rencontré. Qu’est-ce qui t’avais marqué à ce moment-là ?
Qu’il y avait énormément de monde. Je n’aime pas faire de selfies normalement, et là franchement j’avais d’autant moins envie, même si c’est Maradona. Le pauvre était comme une bête de foire, les gens étaient sur lui, il était coincé au milieu d’eux et chacun voulait prendre son selfie avec lui. C’était injuste. Je comprenais que ce n’était pas facile d’être Maradona. Je voulais juste lui donner un tshirt de Naples, mais il y avait trop de monde autour de lui. C’était comme une rockstar, comme s’il venait d’une autre planète. C’était choquant parce que tu voyais la grandeur du personnage. Tu ne pouvais pas le ranger dans une catégorie.
« Ça m’a rappelé la mort de mon père. »
Il y a un an Maradona décède et rappelle qu’il est mortel. Comment l’avais-tu vécu ?
C’était mi-novembre l’année dernière. J’avais fait une petite sieste, je me réveille et je vois que sur mon portable j’avais une dizaine de messages. Et je me suis dit : « Non c’est pas possible ! » Cette fois je savais que c’était vrai, parce que minimum 4-5 fois avant, ils avaient dit qu’il était mort. Mais cette fois-ci je savais, parce que je l’avais vu en Zoom avec Florent Torchut, et il était super mal. Il avait été opéré avant et je savais que son entourage ne prenait pas soin de lui. Il était arrivé à un point de non-retour.
Et donc j’ai pleuré. Très longtemps. Ça m’a rappelé la mort de mon père. Ça m’a rappelé plein de mauvaises choses. C’était un petit peu la fin de l’adolescence. Et j’ai pensé à une chose que m’avait dit la mère d’une copine en Argentine, qui ne l’aimait pas : « Le jour où il va mourir, le pays va s’arrêter totalement. »
Moi je suis resté à la maison, j’ai regardé plein de vidéos de lui, j’ai pleuré, je n’ai rien fait de la journée… Je n’avais même pas envie de travailler. Certains m’ont demandé d’avoir des interviews de ses proches en Argentine, car ils savaient que j’avais des contacts, mais je n’avais pas envie de le faire. Je leur ai dit : « Non je ne bosse pas. » J’étais complètement bouleversé, choqué.
À ce moment-là on a vu beaucoup de mouvements spontanés, où les gens se sont réunis pour lui rendre un dernier hommage…
C’était la confirmation que c’était comme un Dieu. Surtout qu’en Argentine ils ont fait ça en pleine pandémie, et pourtant il n’y pas d’explosion du nombre de cas de Covid après ça. Ça apportait encore au côté mystique de Diego.
Moi j’étais à Barcelone, donc on a fait un petit hommage entre amis. Y avait Florent aussi. Mais j’ai choisi d’être silencieux, de vivre ça dans mon coin. J’ai pleuré, les jours suivants aussi… C’était ma manière de le saluer.
Le plus grand hommage c’était à Buenos Aires. Tu voyais tous les gens unis qui pleuraient ensemble. Des gens avec le maillot de River et Boca qui se soutenaient… C’était marquant.
« C’était une sorte de catharsis pour moi. »
Un an après, tu l’as vécu de la même façon ?
J’ai insisté pour faire la présentation du livre le jour de l’anniversaire de sa mort. C’était une sorte de catharsis pour moi. On a fait un bon repas l’après-midi avec ma copine, on a pris du bon vin… C’était comme une petite fête d’adieu. Le matin j’écoutais toutes les chansons qui lui étaient dédiées, le midi j’ai préparé la présentation du livre et le soir on a fêté ça. C’était comme fêté Pâques. Ça ressemblait à une tradition gitane, quand quelqu’un meurt ils font la fête pendant plusieurs jours pour les funérailles. Là c’était un petit peu la même chose, on a fêté ça comme ça. Ça m’a fait du bien.
Dans son interview, Florent Torchut disait que l’anniversaire de sa mort allait devenir une tradition…
Oui c’est sûr. Ça sera comme Noël ! Même si ce n’est pas une naissance. Tous les 25 novembre, ça sera la première année après Diego, la deuxième après Diego, la troisième… Et ça continuera comme ça. Le 30 octobre c’est son anniversaire et le 25 novembre sa mort. On fêtera les deux, tout le temps.
Et tu comptes ressortir un livre pour le prochain anniversaire de sa mort ?
Oui, mais pas sur Diego. Sur Diego on a déjà dit plein de choses. Cette fois je vais « tromper Diego », mais ça ne sera que pour cette fois !
Propos recueillis par Anna Carreau