Le Nantes-Bordeaux de ce samedi 8 mai aura une saveur toute particulière : celle de la peur. « Malheur au vaincu » comme on dit souvent dans ces cas-là, car ce derby de l’Atlantique pourrait bien précipiter l’un de ces deux géants du football français vers la relégation. Si les Nantais sont en meilleure forme au regard de leurs dernières prestations, les incroyables scènes de liesse de la semaine dernière, à la suite de la victoire face au Stade Rennais, pourrait provoquer le choc psychologique dont joueurs girondins avaient besoin pour assurer leur maintien sportif dès ce week-end. Retour sur cette journée hors du temps qui restera dans l’histoire d’un club à la dérive.
« Bordeaux ils ont gagné le titre ou quoi mdr ? », peut-on déjà lire, en vous épargnant la faute de grammaire, sur le compte Twitter de ce qui s’apparente à un fan de l’OM. Il est presque 16h lorsque la poignée de supporters restés profiter de ce premier beau soleil de mai finissent leurs bières et quittent le parvis de René Galice, nom officieux de ce stade au naming risible. Bras-dessus, bras-dessous, certains sont encore à moitié ivres des moments d’euphorie qu’ils ont vécus ensemble quelques minutes auparavant. Parmi eux, Noah, 10 ans tout au plus, même tignasse que Yacine Adli qu’on retrouve floqué sur son dos, remercie son père, fidèle au numéro 22 de Pauleta. « C’était le meilleur match de l’année ! », s’exclame-t-il en levant sa cannette de Coca vers le ciel. À l’image des 500 autres personnes venues se rassembler en ce dimanche après-midi, Noah est heureux. Heureux comme rarement un supporter girondin a eu l’occasion de l’être depuis le début d’une énième saison décevante, en passe de devenir cauchemardesque. Mais contrairement à ce qu’a écrit sans réfléchir Salebatard Dali, Noah et les 500 autres ne célèbrent cette victoire étriquée, 1-0, acquise en supériorité numérique, grâce à une expulsion sévère, synonyme de 15e place. Et cela pour une raison toute simple. Ce match sur lequel tous les twittos à la gâchette facile donnent leur avis, Noah et les 500 autres ne l’ont pas vu, car l’important était ailleurs.
“On vous mène à la victoire”
« Surtout pas de casse les gars ! Je veux voir personne qui tape sur le bus ok ? » À 10 minutes de l’arrivée du car des joueurs aux abords du stade, les Ultramarines, principal groupe de supporter du club, donnent leurs dernières consignes. Placés en tête du cortège qui commence à prendre forme, les leaders du Virage Sud Bordeaux rappellent à toutes celles et à tous ceux qui ont répondu à leur appel, le principal mot d’ordre : « On est là pour porter les joueurs à la victoire. » Malgré les piètres résultats de leurs protégés, auréolés de 12 défaites au terme de leurs 15 derniers matchs, qui s’ajoutent à une 16e place indigne d’un sextuple champion de France, les supporters n’ont pas l’intention de relâcher la pression. Depuis l’annonce du retrait de King Street, le fantomatique actionnaire majoritaire du club, la famille des amoureux des Girondins n’a jamais paru aussi soudée. Le spectre du dépôt de bilan, qu’une relégation sportive rendrait encore plus concret, a paradoxalement ravivé la flamme d’une ville anesthésiée par une saison et demie de privation de stade.
Alors, quand Maxime a vu l’appel à la mobilisation publié par les ultras sur les réseaux sociaux, son sang n’a fait qu’un tour avant de savoir ce qu’il ferait ce dimanche en fin de matinée. Bien qu’il ne se fasse aucune illusion quant à l’issue de la rencontre : « Nos chances de victoire ? Allez, soyons optimistes : 5% », Maxime, 23 ans, abonné au Virage Sud depuis l’adolescence, ne pouvait pas se résoudre à l’idée de regarder son club de cœur mourir à petit feu sans rien faire. Tout comme les 500 fans (j’aurais dit 1000 perso mais passons) rassemblés au niveau de l’arrêt de tram du Parc des Expositions, il attend de pied ferme une équipe qu’il ne peut s’empêcher de soutenir, et ce malgré la colère et l’écœurement que lui procurent ses tristes performances sportives.
11h15. De 7 à 77 ans, le peuple bordelais offre aux hommes de Jean-Louis Gasset un comité d’accueil digne des grandes soirées européennes. Des deux côtés de la route, la foule, de bleu marine et de blanc vêtue, encercle le car pour l’accompagner jusqu’aux portes du stade. Comme prévu, les ultras ouvrent la marche, rangés derrière une banderole au message explicite : « On vous mène à la victoire ». Mégaphones au poing, ils lancent les chants emblématiques de leur tribune. Frustré de n’avoir pu les entonner depuis plus d’un an, l’ensemble des supporters s’empresse de les reprendre à l’unisson. Cela faisait si longtemps qu’ils n’avaient plus eu l’occasion de foutre un vacarme à s’en casser la voix. Le parfum des fumigènes se mêle à celui du chanvre. Les légères bousculades deviennent presque chaleureuses après tant de mois sans contact humain. Cette ambiance, cette promiscuité, ces couleurs et ces effluves venues d’un autre temps, forment un cocktail dont nous avions tous perdu le goût. Pas étonnant donc de voir les plus pressés décapsuler leurs premières bières.
La procession festive dure près d’une demi-heure au rythme des « Bougez-vous le cul », « Mouillez le maillot » et autres « Le maintien, c’est maintenant ». Derrière les vitres teintées du car, on entre-aperçoit les coachs Gasset et Printant assis aux côtés du conducteur. De marbre, ils craignent que l’événement ajoute encore un peu plus de pression à leurs joueurs, comme le concèdera l’entraîneur bordelais en conférence de presse d’après-match. Côté droit, Toma Basic fixe les supporters dans les yeux et hoche la tête au tempo des « Allez !» que lance, poings levés, la foule à son égard. Les mauvaises prestations sont, pendant un temps, oubliées et laissent place à des encouragements ô combien précieux. Pour clôturer la parade en beauté, les supporters stoppent le véhicule pour un ultime chant et promettent que ce soir, ils chanteront « la victoire des Bordelais ».
90 minutes à se “casser la voix”
13h. Anthony Gauthier siffle le coup d’envoi. Dans la fan zone aménagée pour l’occasion, les supporters se tiennent à quelques mètres des grilles du stade sur lesquelles vient d’être accrochée une banderole sans équivoque : « Longuépée Démission ». L’auto-proclamé président directeur général du club, accroché à son poste comme une arapède, reste sourd à la vindicte populaire qui l’implore de quitter ses fonctions depuis le « scandale de la billetterie » qu’il avait orchestré avec son ancien bras-droit Anthony Thiodet, limogé depuis, pour disperser les supporters habitués au Virage Sud, lors de la réception de Nîmes la saison dernière. Le nom de celui qui, pour beaucoup, incarne la froideur de l’actionnariat américain sera, comme à l’accoutumé, scandé par les supporters tout au long de la rencontre. Mais l’essentiel n’est pas là.
Branchée sur deux enceintes, placées de part et d’autre du parvis, Gold FM, la radio locale, permet aux supporters de suivre le match d’une oreille. Soucieux de l’évolution de la rencontre, quasi-perdue d’avance face à un Stade Rennais qui lutte pour la 5e place, ils se préoccupent davantage du volume de leurs encouragements, le but étant de se faire entendre jusqu’à l’intérieur du stade. Comme le rappellent les kapos du jour, ceux qui préféraient suivre tranquillement le match à la télé sont restés à la maison. « Ici, on est là pour pousser nos joueurs, jusqu’à la 90e minute. Je veux que demain, au travail, tu aies la voix cassée toute la journée ! », tonne l’un d’entre eux. Juché sur l’une des portes d’entrée du stade, « l’arraché » comme le surnomme affectueusement plusieurs membres de la tribune, est chargé de donner le La pendant toute la première période. Informé par un employé du club que la clameur s’entend jusque sur la pelouse, il demande à son assemblée de redoubler d’effort : « Les joueurs vous entendent, assure-t-il. On peut faire encore plus fort. »
Soudain, à la 15e minute de jeu, le commentateur de Gold FM s’emballe. Contre toute attente, Sékou Mara, 18 ans, première titularisation en Ligue 1, ouvre le score d’une frappe spontanée du pied gauche. La nouvelle parait tellement incongrue, improbable, que les supporters mettent plus d’une dizaine de secondes à réagir. Comme s’ils avaient vu la scène de leurs propres yeux, les fans exultent et se jettent dans les bras l’un de l’autre. À 12 contre 10, suite à l’expulsion de Steven Nzonzi quelques instants auparavant, Bordeaux, l’équipe à la dérive balayée 4 buts à 1 le week-end dernier à Lorient, a désormais une chance de remporter 3 points décisifs dans la lutte pour le maintien.
S’ensuit une longue attente où les 500 fidèles entendent des bribes d’information sur le déroulement de la seconde mi-temps. Tant qu’ils continueront de chanter, Costil et ses coéquipiers ne céderont pas. Tandis que la victoire se profile peu à peu, Laurent Perpigna, figure historique du Virage Sud, monte à son tour sur le promontoire improvisé. Sa voix si reconnaissable, qui emporte tout une tribune dans son sillage, lance les ultimes refrains de 90 minutes de chants ininterrompus. Une fin en apothéose qui se transforme en effusions de joie au moment du coup de sifflet final. Plus de distanciation, plus de masque, plus de Covid, une scène dont on commençait à oublier l’existence. L’espace d’un instant, chacun s’autorise à serrer un inconnu dans ses bras. « Je m’en fou je suis vacciné ! », lance un trentenaire en embrassant son voisin sur la joue.
Un plaidoyer anti-socios
Si Bordeaux vient peut-être d’assurer son maintien sportif, l’avenir du club dans l’élite est, depuis deux semaines, conditionné par l’arrivée d’un repreneur capable de le sauver du dépôt du bilan. Malgré la victoire du jour, personne ne peut occulter cette possible descente en National 3 qui demeure dans toutes les têtes, surtout celles des ultramarines. Beaucoup se souviennent du rassemblement qui avait eu lieu, sur ce même parvis, il y a près de trois ans. Avant le barrage de Ligue Europa contre les Belges de La Gantoise, Florian Brunet et les siens tiraient déjà la sonnette d’alarme quant au rachat du club par le consortium de fonds américains qui se profilait à l’époque.
Cette mise en garde s’est, malheureusement, avéré prophétique : « On est en train d’être récompensés de tous ces magnifiques rassemblements, récompensés de tout ce qu’on explique depuis 2 ans et demi, s’exclame, micro en main, le porte-parole des UB87. Tout le monde nous prenait de haut quand on prédisait que ce montage financier nous amènerait au désastre. Et encore aujourd’hui, on explique ce qui va se passer. Il serait temps que nous tous soyons écoutés et respectés. C’est tout ce qu’on demande, on ne veut pas d’une place au conseil d’administration du club ou je ne sais où. Nul besoin d’officialiser notre importance, elle est de fait », assène-t-il.
La proposition du maire de la ville, Pierre Hurmic, n’a pas fait beaucoup d’émules dans les rangs des supporters. La mise en place d’un actionnariat populaire, qui impliquerait une entrée de représentants des supporters dans le capital et les institutions du club, un peu à la manière des socios espagnols, est perçue comme un effet d’annoncequi irait à l’encontre de l’un des principes fondateurs de tout groupe de supporters se réclamant de la mouvance ultra, à savoir l’indépendance vis-à-vis de ces mêmes institutions. « Une chose est sûre, c’est qu’en 2018 si le club avait été géré par des socios, le rachat se serait quand même fait, embraie Laurent Perpigna du haut de sa tribune improvisée. Ne croyez pas ce qu’on veut vous faire croire. Ceux qui connaissent le cas espagnol savent qu’à part une visite gratuite du stade durant l’été, les socios n’ont rien et n’ont aucune influence. Ce qui compte réellement, ce qu’on a réussi à obtenir grâce à vous, c’est un contre-poids populaire et indépendant qui n’est pas intéressé par le pouvoir. Alors s’ils nous proposent une place au CA du club, ils prendront un doigt ! » À bon entendeur.
Communion sacrée
Un tel récit serait incomplet s’il n’abordait pas le clou du spectacle auquel les supporters ont assisté. Venue célébrer les trois points durement acquis en dehors du stade, l’intégralité du groupe et du staff a été invitée, avec un peu d’insistance, à applaudir le soutien inconditionnel de leur public du jour. Une ovation timide, mais surtout sincère, qui précède une communion que tous les supporters attendaient. Les joueurs lancent maillots et chants en direction d’une foule exaltée qui les reprend en cœur. Sékou Mara (dona), le héros du jour, se permet même d’entonner le fameux « Aux Armes » des grands soirs. Paul Baysse, le plus bordelais des joueurs de l’effectif, vient discuter longuement avec Florian Brunet qui met une main sur son épaule gauche. Personne ne sait ce qu’ils sont en train de se dire, mais peu importe le message est clair.
Pendant un quart d’heure, Bordeaux n’était plus en train de lutter contre la relégation. Pendant un quart d’heure, Bordeaux n’était plus sous la menace d’une liquidation judiciaire. Pendant un quart d’heure, Bordeaux était isolée de la pandémie mondiale. Pendant un quart d’heure, joueurs et supporters n’ont fait plus qu’un, comme si tous les torts passés avaient été pardonnés. « C’est l’un des plus beaux moments de ma vie de supporter, sourit Johan. Ça faisait un bail qu’on n’avait pas vécu des moments comme ça, qu’on avait été heureux de supporter ce club. » Salebatard Dali a sa réponse.