Après les révélations du Guardian, qui fait état de plus de 6500 travailleurs immigrés morts sur les chantiers de la Coupe du monde au Qatar, la contestation de la compétition a pris un virage décisif. Un hashtag, un bilan qui s’alourdit, des affiches, des sportifs et des appels au boycott renforcés : la campagne prend de l’ampleur et ne fait que commencer.
Le précédent argentin de 1978
Parmi toutes les attributions de Coupes du monde, s’il en est une qui a fait grand bruit, c’est bien celle de 1978, d’autant plus vu le contexte. D’une part, l’émergence depuis les années 50, avec la Guerre du Vietnam, d’une pensée antimilitariste et anti-impérialiste. D’autre part, lors des luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis, le recours au boycott autour d’intellectuels, de militants, mais aussi de sportifs comme Mohamed Ali.
L’Argentine s’enlise en 1976 dans une dictature militaire avec à sa tête le général Videla. “Pour cette Coupe du monde 1978, la géopolitique prenait plus de place que le sportif”, lança Michel Hidalgo, alors sélectionneur de l’Equipe de France. Un boycott eut un écho fort : celui de Johan Cruyff. La source de ce boycott remonte à 1972, où des rumeurs d’enlèvements avaient circulé, quand l’Ajax s’était rendu en Argentine pour jouer un match de Coupe Intercontinentale contre Independiente. Les menaces qui ont suivi, sa séquestration en 1977 à son domicile à Barcelone, mais également le contexte de kidnapping politiques (Patty Hearst aux Etats-Unis, Aldo Moro en Italie, Peter Lorenz en RFA), avaient fini de convaincre le “Hollandais Volant”.
A l’évidence, Cruyff n’avait pas boycotté la Coupe du monde 78 seulement pour protester contre Videla. Mais son absence restait liée au contexte argentin houleux, et son action a constitué le fer de lance de nombreuses autres. Alors que l’Argentine était attendue au tournant, la Coupe du monde n’a pourtant pas été sans polémiques, loin sans faux. Arbitrage favorable, horaires aménagés et passe-droits avaient, en effet, rythmés la compétition.
En échange d’une victoire large qui qualifia l’Argentine pour la finale, le Pérou livra pas moins de 13 opposants politiques au régime de Videla, qui les élimina lors de ses “vols de la mort” . En finale, Videla et les siens firent en sorte de retarder le match pour exposer les Hollandais aux jets de projectiles. Défaits par la plus belle Argentine de l’histoire, les ex-coéquipiers de Cruyff décidèrent de ne pas assister aux cérémonies d’après-match prévues par Videla.
6500 morts, des travailleurs exploités, des conflits d’intérêts : une attribution qui fait tâche
Le 1er mars dernier, Sébastien Marchal, graphiste, dévoilait une affiche dénonçant les victimes des chantiers de la prochaine Coupe du monde. Le principal intéressé explique : “L’élément déclencheur a été l’info du Guardian, le soir même j’ai fait ce dessin”. Celui qui se définit comme “luttopiste” reprenait en fait l’idée d’Alain Le Quernec, qui avait visé en son temps le Mondial argentin : “Dès que j’ai eu envie de faire ça, j’ai tout de suite eu l’image d’Alain Le Quernec en tête et je me suis dit que je ne pouvais pas trouver une idée plus forte graphiquement”.
Un visuel par lequel Sébastien Marchal dénonce également le silence assourdissant et complice des gouvernements, notamment français, et des institutions du football. “Il est toujours facile de s’indigner de ce que peut faire un autocrate d’un pays adversaire, que de le faire avec des pays pour lesquels on a des intérêts, il y a une complicité évidente”, lance-t-il. Raphaël Le Magoariec, qui réalise une thèse sur les diplomaties du sport dans les pays du Golfe, complète : “La FIFA connaissait le régime du droit du travail dans toute la région. Elle a privilégié le profit aux droits humains”.
La Coupe du monde au Qatar n’est pas la première dont l’attribution pose problème. C’est, en fait, presque toujours le cas. Quand le régime du pays hôte n’apparaît problématique, le choix de la FIFA fait débat pour sa légitimité sportive, ou encore pour des conflits d’intérêts. Le Qatar cumule les trois tares, et c’est là toute la particularité de cette attribution. “C’est un régime autoritaire à fonctionnement héréditaire car le processus de prise de décision est très centralisé autour de l’émir”, surenchérit Raphaël le Magoariec. Avec un boulet supplémentaire au pied : les quelques 6500 travailleurs immigrés ayant perdu la vie pour permettre aux infrastructures nécessaires de sortir de terre. Le monde du football est cette fois directement impliqué. Et Sébastien Marchal d’enfoncer le clou : “C’est une horreur humaine, mais on oublie que c’est aussi une aberration écologique”.
L’attribution de la Coupe du monde 2022 pose donc logiquement la question des objectifs poursuivis. Malgré les efforts consentis, la sélection nationale n’est pas parvenue à se qualifier pour les éditions 2014 et 2018. Plusieurs arguments socio-économiques expliquent ce désamour entre le peuple qatari et le football. Un État faiblement peuplé, un championnat local dont la première saison officielle a été disputée en 1972, des équipes localisées essentiellement à Doha, des stades à moitié vides lorsqu’ils existent et une « culture des tribunes » quasiment inexistante… D’autant plus que, le football, souvent perçu comme un vecteur d’ascension sociale, n’a pas cette fonction dans un pays immensément riche.
Grâce à des moyens importants, la sélection est remontée dans le top 60 du classement FIFA et a remporté la Coupe d’Asie des Nations 2019, en éliminant la Corée du Sud en quarts mais surtout le Japon en finale. Il semble pourtant évident que le dessein qatari soit bien plus politique que sportif. L’attribution de cette Coupe du monde marque en effet pour le petit Etat pétrolier la consécration ultime de sa « diplomatie par le sport » lancée à partir de 1995. Cette arme politique de soft power s’axe principalement autour de deux piliers : la puissance médiatique et sportive, pour pouvoir s’affranchir de « l’emprise » du voisin et rival saoudien, tout en assurant l’existence économique post-gaz du pays par une transformation de ses revenus.
Le football, pierre angulaire d’une stratégie étatique qui fait polémique
Des moyens financiers colossaux ont permis à l’Emirat de se faire un nom dans le paysage médiatico-sportif en un temps record. Premier étage de la fusée, le lancement de la chaîne Al-Jazeera au Moyen-Orient a révolutionné l’accès à l’information dans la région. L’organisation de compétitions sportives prestigieuses (tournois de tennis, de golf ou courses de MotoGP) a permis au Qatar de constituer son attelage et de se faire une place dans le paysage sportif mondial.
Si le sport roi n’a d’abord pas été la priorité de la junte qatarie, il s’est peu à peu fait une place chez les élites du pays de par l’enjeu et la manne économique qu’il représente. La stratégie qatarie a connu un tournant dans les années 2010 : obtention de la Coupe du monde 2022, rachat de clubs prestigieux (le PSG et Malaga), lancement d’une chaîne sportive présente dans le monde entier (Beinsport), sponsoring…
L’ange tombé du ciel dans un football toujours en quête de nouveaux financements ? “Cela révèle plutôt les dérives du système néo-libéral international. Les fédérations internationales sont à la recherche de profit et de l’autre côté, il y a un riche Etat qui cherche à rayonner à travers la sphère sportive, donc leurs intérêts se coordonnent“, appuie Raphaël Le Magoariec.
Et quoi de mieux qu’une Coupe du monde pour s’acheter une légitimité footballistique ainsi qu’une vitrine de la « bonne gestion » qatarie d’évènements sportifs de premier plan ? Voilà l’enjeu primordial que revêt l’organisation de la plus belle des compétitions. Face à la difficulté de faire rêver sa population par le football, et du fait de l’ampleur de la tâche attendant ses institutions sportives, le Qatar a longtemps nationalisé des joueurs à tour de bras pour tenter d’aligner une équipe compétitive.
Un phénomène décrié qui touche l’ensemble du sport qatari. Cette politique de développement sportif au forceps a d’ailleurs conduit la FIFA à agir en 2009, en durcissant les mesures permettant une nationalisation. Il faut désormais ou bien un lien direct avec le pays en question, ou bien avoir vécu pendant cinq ans sur le sol national dudit pays. Exit donc les nationalisations éclaires. Mais si le Qatar a profité et abusé du système pendant de nombreuses années, il a également mis en place des structures pour améliorer le rendement des jeunes joueurs locaux avec la création en 2004 de l’Aspire Academy. Avec un effet déjà visible puisque l’équipe championne d’Asie en 2019 recense « seulement » quatre joueurs naturalisés sur l’ensemble du groupe.
Le boycott, la solution la plus efficace ?
Il est une chose de s’insurger, une autre de réfléchir aux leviers sur lesquels la protestation peut s’appuyer. Raphaël Le Magoariec est, par exemple, perplexe sur l’idée d’un boycott : “La Coupe du monde 2022 va donner un espace de pression pour les ONG, les médias internationaux, afin de documenter ce qui se passe. Alors qu’un boycott, c’est une logique qui exclut, qui invisibilise. La logique inclusive sera plus efficace”.
Sous cette pression, le Qatar a par exemple entamé en 2016 un processus de réforme de son droit du travail, même s’il s’agit là encore avant tout d’une politique de surface. “On peut protester sur place mais c’est compliqué, je ne sais pas quelle proportion de gens seront prêts à mener la protestation alors qu’ils ont payé un billet d’avion et engagé des frais. De toute façon, je crois que la Coupe du monde aura lieu, il faut donc protester en amont”, nuance de son côté Sébastien Marchal. On peut ou non souscrire aux différentes formes de protestations, mais ne plus faire le jeu de ce que nous contestons semble être une étape supérieure. Illustration récente avec les supporters de l’OM, qui ont déserté les réseaux sociaux et les produits dérivés pour protester contre la direction du club, obligée de montrer patte blanche.
Un boycott mettrait à défaut de nombreux acteurs, qui auraient pour premier réflexe de se retourner vers la FIFA et le Qatar. Des clubs norvégiens ont ainsi demandé à leur fédération que la sélection ne se fassent pas le voyage en cas de qualification. Un congrès se tiendra en juin pour trancher la question. Imaginez les potentielles conséquences sur les sponsors, les télévisions et l’image de la FIFA si le meilleur joueur de sa génération, Erling Haaland, venait à ne pas disputer la plus grande des compétitions de son sport. Songez également à la pression exercée sur les Etats occidentaux si la Norvège décidait de sacrifier une telle compétition, alors que le pays n’a plus rien joué de majeur depuis l’Euro 2000. Le fournisseur de gazon néerlandais Hendriks Gras, lui, n’a pas attendu pour annoncer qu’il refusait de travailler avec l’organisation du tournoi.
Beaucoup de “si”, mais une certitude : en investissant massivement dans le football, le Qatar s’est acheté un moyen de pression. Il semble ainsi improbable qu’une campagne de boycott, aussi vaste soit-elle, permette l’annulation de l’évènement ou même une réattribution. Il faut donc souhaiter un appel au boycott pour les sélections pour lesquelles c’est possible, maintenir la pression sur les instances organisatrices et espérer un sursaut dans les journaux, les fans zones, pour souligner en permanence l’horreur qatarie. Même si l’avenir nous donnera peut-être tort (espérons-le), la campagne est lancée !
Léna Bernard et Blaise Mouriec