Crédits illustration : Rim Alamir
Football

Cécifoot, le football sans vision du jeu

Sur le terrain de five du quartier, dix joueurs de foot masqués courent derrière un ballon à grelots. A ne pas s’y méprendre, il ne s’agit pas d’une vulgaire variante du ballon rond que l’on nomme Bubble football ou Jorky foot parmi tant d’autres. Une occasion idéale pour s’intéresser aux capacités de ces joueurs qui convertissent leur sport favori en un récit sensoriel.

Frédéric chausse ses crampons, Jérémy noue le lacet de son short, Mickaël remonte ses chaussettes, et Alexandre et Khalifa enfilent leur maillot. Un vestiaire classique, quelques minutes avant le début d’un match de football. Classique, à une différence près, avant de franchir la porte, chacun des joueurs enfile un bandeau sur ses yeux.

Le football est l’affaire de tous. Les lois et les handicaps ne sont pas des justifications valables pour empêcher une minorité de la liberté de jouer au football. Ce sport est fédérateur, et son règlement peut évidemment être amené à être modifié afin d’intégrer davantage de membres dans cette grande famille du ballon rond.  Le Cécifoot (céci qui vient du terme cécité) répond à cette démarche pragmatique d’intégration. Être privé de la vue ou demeurer mal-voyant ne doit alors évidemment pas constituer un obstacle pour ces joueurs, tout autant passionnés que vous et moi.

Le coup de pouce de Pelé

Etant donnée l’importance du football dans toutes les sociétés, les non-voyants ont toujours eu envie de pratiquer ce sport qui harangue les foules. Avant toute législation d’un football pour non-voyants, ces derniers fabriquaient eux-mêmes leur ballon, à l’aide d’une canette enrobée dans un sac plastique afin de se faire guider par le bruit tapageur. Jusqu’au jour où le Roi Pelé s’en mêla.

Si la carrière sportive et les records de l’Auriverde sont connus de tous, sa carrière politique et ses actions pour le cécifoot sont quant à elles moins célèbres. Pelé devint ministre des sports du Brésil en 1994, dix-sept ans après avoir arrêté le football, dans le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso situé centre-gauche sur l’échiquier politique. O Rei est d’ailleurs le premier homme de couleur à être choisi comme ministre au Brésil. Durant son mandat, l’homme aux 1281 buts mobilisa les prisons brésiliennes dans la fabrication de ballons à grelots. Il fit ensuite envoyer ces ballons dans de nombreux pays du monde afin d’y développer le cécifoot.

Le cécifoot s’est alors démocratisé en Europe, surtout en Espagne, puis en France. Depuis une vingtaine d’années, le nombre de clubs et de structures adaptées n’ont fait qu’augmenter dans l’Hexagone. La saison dernière, la ligue française de Cécifoot comptait 500 licenciés, en attendant la création d’un centre de formation très prochainement. En France comme ailleurs, le Cécifoot est en pleine expansion.

Match de cécifoot ou démonstration sensorielle

Ce soir-là, match au gymnase municipal. Toute l’équipe est concentrée, le vestiaire est plongé dans un silence retentissant. Les joueurs s’arment de leurs crampons stabilisés, qu’ils font résonner sur le sol humide. Ils évitent le parfum, pour ne donner aucune indication à l’adversaire. La moindre odeur un peu personnelle pourrait permettre aux adversaires de les suivre et de faire un marquage plus appuyé. Une fois que tout le monde est habillé et que leur bandeau masque les yeux pour mettre mal-voyants et non-voyants sur un pied d’égalité, ils se dirigent vers le terrain. Oubliées les deux rangées de joueurs comme en District, oubliés les talons-fesses et montées de genoux… l’échauffement est personnel. Pendant un long moment, chacun se balade sur le terrain, touche les murs, établit ses propres mesures, mémorise les endroits du terrain qui résonnent le plus. Ils se créent des repères qui leur permettront d’avancer vers le but. Cette reconnaissance du terrain indispensable à la bonne tenue d’un match de Cécifoot répond à la fois à des problématiques de sécurité et de stratégie de jeu.

Crédits : Instagram Cécifoot France Officiel

Le coup de sifflet de l’arbitre lance le match qui dure 20 minutes. Le défenseur semble s’avancer vers le ballon, reconnaissable à son pas qui paraît plus lourd que les autres, et rassure alors ses coéquipiers qui vont se placer vers le but adverse. Se tenant aux barrières de sécurité qui encadrent le terrain, l’un crie « Voy » pour indiquer à ses partenaires son placement (« Voy » signifie « j’arrive » en espagnol). On l’entend très fréquemment, lors de tous les matchs, dans tous les pays qui pratiquent ce sport. Les gardiens de but, seuls voyants des deux équipes, meuglent tout le long du match sur leurs coéquipiers afin de les orienter. Un guide, placé juste derrière les cages, aide également les joueurs. Les meilleurs d’entre eux sont les plus techniques, ceux qui parviennent à garder la balle toujours collée aux pieds.

La plupart des pratiquants du Cécifoot sont d’ailleurs d’anciens joueurs du football valide. Mais seule la passion pour le football est commune aux deux sports, car il faut repartir de zéro d’un point de vue tactique, technique et stylistique, selon les témoignages. Même une équipe de five composée des meilleurs joueurs de foot de la planète ne serait très certainement pas capable de rivaliser face à une équipe amatrice mal-voyante, lors d’un match de Cécifoot. Neuer, Messi, Ronaldo, Neymar et Mbappé se prendraient à coup sûr une gifle face à Frédéric, Alexandre, Mickaël, Jérémy et Khalifa du Cécifoot Sport Athlétique Mérignacais.

Crédits : Instagram Cécifoot France Officiel

Un développement difficile de la discipline en France

Les joueurs qui évoluent au plus haut niveau national ne sont néanmoins pas encore rémunérés, mais « c’est possible à partir du moment où dans les pays forts de la discipline, le Brésil par exemple, la plupart des joueurs sont professionnels, c’est leur métier, ils sont payés et ils ont des sponsors individuels et collectifs » explique Charly Simo, ancien sélectionneur national de cécifoot et actuel directeur cécifoot de la fédération française, qui a accepté de répondre à nos questions.  « En France, ils ne sont pas professionnels. Ils sont sportifs de haut niveau. C’est seulement un statut qui leur permet de négocier avec leur employeur afin qu’ils les libèrent moyennant un dédommagement, pour les stages ou tournois. Comme ça, au moins, ils vont en compétition et ne perdent pas d’argent ». Mais cet obstacle relatif à la condition salariale n’empêche pas la discipline de se développer de plus en plus depuis 2004 et sa reconnaissance en tant que discipline paralympique. Néanmoins, le chemin est encore long. La compétitivité des clubs sur la scène internationale doit être renforcée car « il y a certes des tournois amicaux de clubs, mais sinon il n’y a qu’un seul tournoi officiel de club au monde et c’est en République Tchèque. Il n’y a pas véritablement une ligue des champions équivalente à celle du football professionnel. »

Tandis qu’au niveau des équipes nationales, le directeur de la ligue semble optimiste. Le visage qu’affiche l’équipe de France dans les tournois internationaux est encourageant et promet un bel avenir. L’équipe de France a été médaille d’argent aux jeux paralympiques de 2012 derrière le Brésil, et a été en finale des championnats d’Europe en 2019 leur permettant d’accéder directement aux jeux paralympiques de Tokyo 2020 (reporté en 2021). « Oui, nous sommes spécialistes des défaites en finale, mais il faut passer par là pour gagner demain », explique ironiquement le directeur.

Le niveau de l’équipe nationale est d’ailleurs la clé d’une visibilité accrue dans le paysage sportif français. En 2012, c’est la première équipe d’handisport à faire un direct à la télévision. Quatre ans plus tard, en 2016, la discipline atteint les 100 heures de direct sur France 2. Mais cet intérêt des médias français n’est pas régulier. Il n’apparaît que lors des compétitions internationales. Cette médiatisation en dents de scie n’est pas un facteur positif pour la progression de la discipline, au grand dam du directeur : « on manque de visibilité, on manque de considération au niveau des partenaires qui sont encore frileux d’associer leur image à des belles équipes de France comme l’est celle de cécifoot ».

Crédits : Instagram Cécifoot France Officiel

Ce déficit de popularité peut être dû à une absence de soutien de la part du football valide. La fédération française de football ne se porte pas garante de cette discipline, et ne lui apporte aucune aide concrète. « Il n’y a pas de lien direct. Je n’ai pas envie de faire de la démagogie. Il y a une convention entre la fédération française handisport et la FFF. Mais c’est une convention minime, très très minime » précise M. Simo. « Ils ne donnent vraiment pas grand-chose, c’est juste conventionner pour conventionner. Cette convention politique n’a aucun effet sur le terrain. Mais j’ai l’espoir qu’avec nos performances, ils vont se raviser et prendre conscience qu’on veut être reconnus dans la grande famille du football ».

Il rajoute néanmoins que ce n’est pas un appel du pied à la F.F.F qui « doit déjà s’occuper de ses propres bébés », mais cela serait plus un appel aux entreprises et aux mécènes dans le but d’améliorer le fonctionnement de la ligue, qui repose en grande partie sur la participation de nombreux bénévoles.

Nous avons hâte de retrouver ces athlètes lors des prochaines journées de championnat de cécifoot qui reprendra courant février, afin de se délecter de belles passes à l’aveugle que même Ronaldinho ne saurait imiter.

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