La semaine de l'arbitrage

Eric Wirotius, l’arbitrage du rêve aux larmes

Eric Wirotius est un arbitre chevronné. Pour dire vrai, il a même confié sa vie à l’arbitrage. Pas au jeu, pas aux joueurs, seulement à l’arbitrage. Une vocation qui l’habite depuis l’été 1978 et qu’il cultive aujourd’hui encore en alimentant le blog « Arbitrez-Vous », véritable référence du domaine.

Pour croquer le personnage brièvement, il ne mâche pas ses mots malgré un air rigolard attachant. Il n’essaie pas de se faire passer pour un autre, est disponible, et détient ce petit quelque chose qui vous donne l’envie d’écouter les histoires d’un autre temps pendant des heures. Pourtant, son ton rieur s’esquive au moment d’évoquer l’état actuel de l’arbitrage. Un monde dicté par le résultat même au plus petit niveau, heurté par la violence, l’individualisme et le manque de pédagogie. Une école de la vie plus vraie que nature, qui ne laisse aucune place aux états d’âme. Et cette fois pas besoin de vidéo, c’est net et sans bavure.


Looking for Eric

C’est un comble, mais Eric Wirotius est piqué par la fièvre de l’arbitrage au cours du controversé mois de juin 1978. Le général Jorge Videla, qui s’est emparé du pouvoir deux ans plus tôt, dirige alors l’Argentine par une junte militaire et va remettre, le 25 juin 1978, le trophée de la Coupe du monde à « El Pistolero » – premier du nom –  Daniel Passarella, à l’issue d’une compétition plus que suspecte à bien des égards. 

A plus de 10 kilomètres de la grande histoire du football se dessine alors un destin anonyme. Devant son père qui se contorsionne de frustration à chaque coup de sifflet, le jeune Eric, 17 ans, est captivé par l’homme en noir. Seulement lui. Pas les 22 autres. Pas le jeu. Eric se fascine par ce décisionnaire au col blanc, personnalisé par Sergio Gonella ce jour-là.

La vie du jeune homme vient de connaître un tournant décisif. Il prend des renseignements auprès de la Ligue de Paris, avant de débuter sa formation trois mois plus tard, en septembre 78. Tous les mardi soirs, Eric s’échappe… avec l’autorisation de ses parents. Il enchaîne métro puis bus pour rallier Palais Royal où il reçoit un enseignement de quatre mois. En janvier 79, il réussit son examen théorique, oral et pratique… Le voilà reçu. La grande aventure commence. Il monte les échelons, de minimes à seniors. Il découvre les antres de 20 à 30 000 supporters. Leur atmosphère unique. Il arbitre pour la Fédération, devient observateur d’arbitres, avant de s’offrir une parenthèse comme officiel de handball, puis de revenir au foot un an. Nous sommes maintenant en 2014, Eric a une trentaines de saisons dans les chaussettes et il place les premières pierres d’« Arbitre et Vous », qui devient rapidement « Arbitrez-Vous ». Comme pour dire au papa Wirotius 78 que l’arbitre n’est pas (toujours) l’origine du mal.

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Alors que la situation de l’arbitrage a atteint un point critique le 11 octobre, avec l’agression d’une arbitre de 19 ans, Caviar s’est entretenu avec Eric Wirotius, premier à relayer l’information.


Eric, combien de temps consacrez-vous à votre blog « Arbitrez-Vous » quotidiennement ?

Oula… Si je vous le dis vous allez mourir (sourire, puis rire). Je suis facteur à la poste, je me lève tous les jours à 4h30, je commence mon service à 7h et je le termine vers 13h30/14h. J’ai 1h30 de transport aller, 1h30 de transport retour. Et dès mon retour j’allume mon ordinateur que j’éteins vers 00h00/00h30.

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Sept jours sur sept ?

Oui. Là (au moment de l’interview), j’étais entre deux tweets. 

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Comment récupérez-vous vos informations ?

En 36 ans dans l’arbitrage (en comptant le handball), je me suis créé pas mal de relations, donc les gens m’écrivent. Je trie ensuite les informations et ce que je trouve intéressant, je le remets en forme pour que ça soit accessible pour tout le monde, puis je partage sur les réseaux. Et ça me rapporte… que dalle ! Je vous le dis tout de suite (rires) !

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Pourquoi « Arbitrez-Vous » comme nom ?

Au départ c’était « Arbitre et Vous ». Histoire de dire : « quelle est la relation entre l’arbitre et vous ? » Puis j’ai vite changé pour « Arbitrez-Vous ». Les gens critiquent toujours l’arbitre, mais la vérité, c’est que le football est le seul sport où les joueurs ne connaissent pas les règles. 

« J’ai connu l’époque bénie du foot où les dirigeants vous recevaient avec un café, où l’on discutait une demi-heure avant le match dans les vestiaires… Aujourd’hui c’est pratiquement impossible de voir ça »

Et vous, vous n’avez jamais voulu jouer ?

J’ai trois pieds gauches… (Il reprend son ton sérieux) Pas mal de collègues n’ont jamais joué. C’est pas pour ça qu’on est mauvais arbitre ou qu’on ne comprend pas ce que les joueurs peuvent ressentir. On nous reproche de partager la même passion alors qu’on ne joue ou que l’on n’a pas joué. Mais je suis désolé, on peut très bien s’épanouir dans un autre rôle que celui de joueur. Il y a des dirigeants, des entraîneurs, on a le droit de s’épanouir dans notre rôle d’arbitre. C’est ça que les gens ne veulent pas comprendre. Je vous rassure, j’apprécie les beaux gestes mais j’en ferai pas un roman. Ce qui m’intéressait, c’était que le match aille à son terme et que tout se passe bien. Se faire des relations aussi… Plus au handball qu’au football d’ailleurs. Mais moi, j’ai connu l’époque bénie du foot où les dirigeants vous recevaient avec un café, où l’on discutait une demi-heure avant le match dans les vestiaires… Aujourd’hui c’est pratiquement impossible de voir ça. L’image des arbitres auprès des dirigeants de foot a complètement changé. J’ai connu l’époque bénie, et quand je suis revenu arbitrer ma dernière saison il y a sept ans, j’ai compris ma douleur. Je me suis demandé comment il était possible que cela ait autant changé.

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C’est-à-dire ?

J’ai même pas envie de vous en parler tellement que ça me dégoute. Je suis un peu blasé. Il y a 30 ans, on arrivait tous ensemble et on repartait tous ensemble. Avec la prime de match, on allait certainement au restaurant, ou boire un café selon le temps libre que chacun avait. Aujourd’hui, je me suis retrouvé plus d’une dizaine de fois sur une saison d’arbitrage avec les assistants partis et moi dans la douche. Ça n’a aucun intérêt. C’est peut-être parce qu’on est en région parisienne et qu’il y a la circulation le soir et tout, mais bon…Les esprits ont bien changé et ça m’atteint. Mais voilà, il faut vivre avec son temps.

« On est dans le fantasme. C’est qu’un jeu le foot ! »

C’est la société qui a changé ?

On ne peut pas remettre tout sur le dos de la société. Les gens sont responsables de leur comportement. Moi, c’était un besoin, je vivais arbitrage. Le dimanche, on rentrait du restaurant, je me couchais et la nuit, je ne pensais qu’à ma désignation d’après. Je préparais mon match de la semaine. C’est une autre époque. 

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Vous disiez que l’on peut s’épanouir comme arbitre… Pourtant on a souvent l’impression que c’est l’homme à abattre.

C’est l’empêcheur de tourner en rond, c’est clair. Mais pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus qu’une chose qui compte, c’est le résultat. On voit la réaction des parents sur les matchs de jeunes ! Faut leur dire à ces gens-là : « qu’est-ce qu’il va gagner votre môme ? Un sandwich au jambon et une canette à la fin du match. Il ne va pas gagner 100 000 euros. » Les gens viennent aux matchs en croyant accompagner le Mbappé ou le Neymar de demain. Il y a des violences sur les arbitres qui sont liées aux parents et aux ambiances que les parents mettent autour des matchs. C’est complètement dingue. On n’est plus dans la réalité. On est dans le fantasme. C’est qu’un jeu le foot ! Faut remettre les choses à leur place. Ensuite, il y a ce mimétisme, ce faux modèle, que donne le football professionnel à la télé. Et comme bien sûr tout ce qui est à la télé est vrai, les joueurs essaient de refaire ce qu’ils ont vu à la télé en amateur. Mais ça ne se passe pas de la même manière.

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Mi-octobre, cette situation a atteint un point critique avec l’agression d’une jeune arbitre de 19 ans, Nada Benmerieme. 

C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Depuis six ans, je fais le décompte tous les week-ends des arbitres agressés, mais là, une fille… On va où ? Faut arrêter les frais. Quand j’ai reçu l’information sur mon mail, j’en ai pleuré. C’est impensable. (…) Aujourd’hui, il y en a qui arrêtent, qui ne continuent pas, qui s’inscrivent et qui disparaissent au bout de trois ans. C’est pour ça que je défends les cours d’arbitrage en long, pas en mini. Aujourd’hui vous pouvez devenir arbitre en deux week-ends. Si le formé a tout compris en deux week-ends, chapeau ! Mais on envoie ces gens-là un peu à l’aveuglette. C’est beaucoup trop dur, on ne leur a pas donné toutes les clés. 

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Comment inverser la tendance ?

Il faut commencer par la formation des jeunes joueurs. Il faut leur mettre beaucoup plus de cours sur l’arbitrage dans leur formation. Et comme au hand, les faire arbitrer des matchs. Leur faire voir que la position de l’arbitre n’est pas aussi facile qu’ils peuvent croire. Remettre aussi de l’arbitrage dans la formation des dirigeants. Tant que l’on n’aura pas compris que les joueurs et les dirigeants doivent connaître les règles du sport qu’ils pratiquent, on n’ira pas loin. Heureusement, il y a des associations d’arbitres comme l’UNAF (Union Nationale des Arbitres de Football, ndlr) qui essaient de remonter la pente dans la défense des arbitres. Mais il faut aussi des journées de loisirs où l’on peut sortir, parler et se retrouver entre nous. On est considéré comme une corporation mais si on nous connaît mieux, ce n’est pas du tout ça. On est vraiment des gens comme tout le monde. 


Visuel de Thomas Albert

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