Grêmio – Internacional : ardent derby sur fond de lutte sociale
Au pays du football, l’amour des Brésiliens pour leurs clubs est incommensurable. Une relation fusionnelle, passionnelle, qui exacerbe de facto les rivalités. CAVIAR se penche sur un des derbies les plus bouillants du pays : le volcanique Gre-Nal qui embrase depuis plus d’un siècle le sud du pays.
Deux clubs pour une ville. Une tragédie récurrente du football qui se déroule à Milan, à Manchester mais aussi à Porto Alegre. Cette proximité géographique se veut être l’origine d’un derby mais au Brésil d’autres facteurs entrent en compte. Si l’on retourne presque deux siècles en arrière, le pays est colonisé par les Portugais depuis leur arrivée au XVe siècle. Pourtant, au XIXe, d’immenses colonies d’émigrés allemands et italiens prennent possession du sud du pays. Le Rio Grande do Sul, Etat le plus méridional et dont Porto Alegre est la capitale, se mue en terre promise pour les immigrés européens. En 1903, ces derniers créent le Grêmio Foot-Ball Porto Alegrense, un des premiers clubs du pays, exclusivement réservé aux Allemands et aux Italiens. Ses débuts seront tristement marqués par le refus catégorique d’intégrer des joueurs de couleur. Une première ségrégation sportive qui sera comblée par la création de l’Internacional en 1909.
Se voulant ouvert à tous comme l’affirme son slogan (“le club du peuple”), l’Inter se présente instinctivement comme l’antithèse de Grêmio. L’un est élitiste et réservé aux communautés européennes, l’autre se veut démocratique et ainsi plus ouvert aux populations locales. Les couleurs historiques des deux entités marquent également leur opposition : bleu et noir pour Grêmio, rouge et blanc pour l’Inter. La première joute entre les deux clubs se déroule trois mois seulement après la création de l’Internacional. Le premier derby d’une longue série qui reste encore dans les mémoires comme celui du record de buts inscrits. Grêmio l’emporte 10-0, humiliant son adversaire à tel point que le gardien gremista Kalifelz aurait quitté son but durant la rencontre pour aller discuter avec des spectateurs.
Malheureusement pour l’Internacional, les matchs se suivent et se ressemblent sans pour autant décourager les joueurs. Au-delà du football, deux populations s’affrontent : les colons et les colonisés. Les matchs prennent une tournure politique pour les joueurs de l’Inter, qui y voient une occasion de s’affranchir de la domination européenne. Après le troisième Grenal et un revers 10-1, l’attaquant colorado (nom donné aux Interistes) Carlos Kluwe déclare : “Je n’arrêterai pas le football tant que je n’aurais pas gagné contre Grêmio“.
La tension qui anime ce genre de rencontres donne souvent lieu à des débordements. Le onzième Grenal, disputé en 1918, s’est terminé tragiquement avec de nombreux incidents en tribunes et un supporter de Grêmio descendu sur la pelouse pour poignarder un joueur de l’Internacional. Une escalade de violence représentative des tensions entre immigrés et Brésiliens. Par ailleurs, Grêmio fut un des derniers clubs du pays à finalement accepter des joueurs de couleur dans les années 1950. De son côté, malgré des débuts délicats, l’Internacional s’est peu à peu construit, pour finalement faire bien plus que rivaliser avec son voisin tricolore. Lors du 88e Grenal disputé en 1945, les Colorados sont devenus l’équipe ayant le plus marqué lors du derby, titre honorifique conservé depuis cette date.
Le Grenal du siècle
Les demi-finales du championnat brésilien de 1988-1989 sont restées dans les mémoires des deux clubs. Grêmio et l’Inter s’affrontent dans une double confrontation à l’enjeu majeur : une place en finale et une qualification directe pour la prochaine édition de la Copa Libertadores. Après un triste 0-0 à l’aller sur la pelouse de Grêmio, l’Estadio Beira-Rio est en feu pour accueillir le match décisif. Le 12 février 1989, plus de 78 000 spectateurs prennent place en tribunes, un record qui tient toujours pour un Grenal en championnat. Dans des conditions dantesques (plus de 40° C), les Gremistas ouvrent le score après 25 minutes de jeu, puis le latéral de l’Inter Casemiro est expulsé.
Secoués à la mi-temps par leur entraîneur Abel Braga, les Colorados reviennent “avec 15 joueurs sur le terrain“, comme le disent les médias, tant l’équipe s’est métamorphosée. Le technicien bouleverse ses plans à dix contre onze en sortant un milieu pour un attaquant tout en utilisant une tactique ultra offensive. Choix culotté mais payant puisque l’Inter reviendra dans le match avant de s’imposer au bout d’un match fou (2-1) grâce à un doublé de son buteur Nilson. Le 297e derby de l’histoire est immédiatement nommé “le Grenal du Siècle” tant au vu du résultat que de l’enjeu. L’Inter perdra la finale du championnat contre Bahia mais atteindra le dernier carré de la Copa Libertadores 1989
Un derby de tous les jours au Rio Grande do Sul
Le fait est que les Brésiliens ne vivent pas le football comme ailleurs. La relation si spéciale du peuple avec le ballon rond en fait une thématique centrale de la vie du pays. Le Rio Grande do Sul n’y fait pas exception et si le Grenal vit depuis plus de cent ans, c’est en grande partie dû à l’immense ferveur populaire qui accompagne les deux clubs.
Cette relation particulière touche toutes les générations, petits et grands, mais également ceux qui ne sont pas intéressés par le foot. Baladez-vous dans les rues de Porto Alegre, prenez une personne au hasard et demandez-lui quelle équipe elle supporte : soyez en sûr, elle ne vous dira pas qu’elle n’a pas d’équipe préférée et qu’elle n’aime pas le foot. Malgré la guerre sportive que se font les deux clubs, les relations entre supporters sont assez apaisées : “La plupart des supporters reconnaît la grandeur de l’autre club et le respecte. En plus, chaque supporter de Grêmio a un parent ou un ami supporter de l’Inter, donc les relations sont bonnes, mais les jours de Grenal il vaut toujours mieux garder ses distances !“, poursuit Gustavo Oliveira. Pourtant, les deux clubs ont désormais des tribunes ouvertes à tous, sans séparations, ce qui démontre que malgré la rivalité sportive l’ambiance reste bon enfant. Publics européens, à bon entendeur…
Sur le terrain, les relations sont parfois bien différentes. Le dernier des 424 affrontements, disputé le 13 mars en Copa Libertadores (0-0) s’est fini en une immense bagarre générale, provoquant huit expulsions ! Un triste record qui atteste que depuis 1909, la rivalité est intacte et que ce derby dépasse le cadre d’un simple match de football.
Par ailleurs, le jeu proposé par les deux clubs suit un style différent des stéréotypes du football brésilien. Mauricio Brum détaille le foot façon Gaucho : “Notre football se considère différent du reste du pays, notamment pour la proximité géographique avec l’Argentine et l’Uruguay. Nos équipes, en particulier Grêmio, jouent un jeu plus physique et moins technique, assez loin des stéréotypes du football brésilien. Il existe une “école gaúcha” au sein du foot brésilien, ce qui est une trace de notre identité et permet à Grêmio et à l’Inter d’être considérés comme différents. Curieusement, quasiment tous les sélectionneurs du XXIe siècle viennent du Rio Grande do Sul (Luiz Felipe Scolari, Dunga, Mano Menezes et maintenant Tite)“.
Derby singulier en tout point, le Grenal, initié par une volonté d’affranchissement des Brésiliens sur les immigrés européens, est avant tout le moteur de tout un Etat vivant en partie à travers ses deux clubs phares. Des champions tels Ronaldinho pour Grêmio et Alisson Becker pour l’Inter ont été formés dans ces clubs au rayonnement parfois international, comme en témoignent la victoire de l’Inter contre Barcelone lors de la Coupe du Monde des clubs 2006 ainsi que le parcours de Grêmio jusqu’en finale de cette compétition en 2017. Deux clubs aux histoires opposées et pourtant entremêlées, qui aident un Etat méconnu à s’émanciper et à se faire connaître au-delà des frontières sud-américaines. Au Brésil, le football a toujours été plus qu’un sport et l’histoire du Grenal en est la preuve.
Cyprien Juilhard