Passe en profondeur

« Le dernier qui touche la barre commence à la cage »

Le foot de rue ou l’apprentissage de la démocratie

Depuis les années 1980, la politique de développement des équipements sportifs et d’aménagement du territoire, notamment dans les quartiers, a fait fleurir des city-stades partout dans l’Hexagone. Ces plateaux multisports de petite taille, adaptés au milieu urbain, constituent souvent des lieux de rassemblement des jeunes et des moins jeunes du quartier ou du village pour frapper le cuir jusqu’à la tombée de la nuit.


La dimension citoyenne de la pratique auto-organisée des sports collectifs. 

La multiplication de ces espaces de jeu répondait à un objectif officiel d’émancipation et d’insertion de la jeunesse par le sport. Les critiques voyaient derrière le city-stade une logique simplement occupationnelle, s’intégrant plutôt dans une finalité de pacification sociale que dans un véritable projet d’insertion par l’activité physique.

Les vertus d’inclusion et de libération sur la jeunesse des city-stades sont à relativiser. Assurément, ils ne constituent pas une panacée aux maux économiques et sociaux de ces zones enclavées et délaissées des politiques publiques. De plus, le baisse du niveau d’activité physique et sportive générale, notamment dans les territoires défavorisés, remet en cause leur pertinence au regard des enjeux de santé publique. 

L’émergence de la culture de foot de rue 

Pourtant, le city s’est inscrit au coeur de la culture urbaine du foot de rue. En 2016, le documentaire « Ballon sur bitume », réalisé par Jesse Adang et Syrine Boulanouar, explore la culture du street-football dans la banlieue parisienne dans laquelle frétille la mixité sociale et culturelle. Le documentaire raconte la banlieue par le football, passant du joueur lambda aux stars issus des terrains de la rue comme Ryad Mahrez ou Serge Aurier. Il fait le tour du triptyque classique foot-rap-humour, généralement perçus comme les principaux vecteurs de réussite dans les quartiers.

Le foot de rue met en lumière le beau jeu et l’engagement. Le dribble et la technique fine, exaltés, rythment ce ballet des pavés où la compétition et les enjeux locaux fortifient le mental des joueurs. Cette culture de la rue féconde les talents à Paris, à Amsterdam ou à Rio, qui viennent éblouir les billards de la Premier League ou de la Liga. Pour les nations, elle représente un vivier de jeunes talents indéniable et un atout sportif non négligeable dans la compétition internationale du ballon rond. 

Un rapport à la règle de jeu différenc

La culture du foot de rue revendique, dans son essence, la libération vis à vis des rigoureuses lois du football à 11. Pourtant, celui-ci est loin d’être complètement anarchiqueet se révèle au contraire assez codifié. Au contraire du football de club où la règle est perçue comme une contrainte, le foot de rue, qui se revendique volontiers « sans règle » fonctionne pourtant grâce à un certain nombre de principes permettant de prévenir les conflits.

D’où viennent les règles ? Coutumiers et fruits d’une transmission orale, personne ne sait véritablement d’où proviennent les principes du foot de rue du type « le dernier qui touche la barre commence à la cage ».

Chaque rencontre ou tournoi improvisé se trouve assujetti à l’élaboration de règles qui en permettent le bon fonctionnement : Combien de joueurs composent les équipes ? Comment s’effectue la rotation des équipes ? A quel moment le perdant cède sa place à l’équipe entrante ? Comment s’opèrent les remplacements au sein des équipes ? Les barrières font-elles partie du terrain ? Jusqu’où le gardien peut-il prendre le ballon à la main ? Autour d’un terrain donné, ces règles deviennent rapidement des coutumes tacites, transmises oralement, qui peuvent varier selon les quartiers, les villages ou les régions.

Outil du processus de civilisation des individus et de régulation de la violence selon le sociologue allemand Norbert Elias, le sport constitue un vecteur puissant d’apprentissage des règles collectives et sociales. Traditionnellement, la pratique sportive dans le cadre fédéral et institutionnel est perçue comme l’outil d’éducation par le sport le plus efficace grâce à un environnement normé et hiérarchique strict. Néanmoins, l’essor des pratiques sportives auto-organisées, le football de rue au premier chef, ces dernières décennies conduit à s’interroger sur les valeurs socio-éducatives du mode de pratique fédéral. 

“A l’école de la rue, j’ai fait Harvard”

Booba

Le mode de fonctionnement de la pratique sportive auto-organisée et les rapports entre les participants se fondent sur des principes démocratiques et font du sport un lieu d’apprentissage de la citoyenneté. L’existence d’un équipement sportif implique souvent une communauté sociale ouverte qui s’associe à ce lieu. La pratique informelle des sports collectifs introduit des échanges concernant la répartition des équipes, la négociation des règles et les conditions de l’auto-arbitrage. Chaque joueur intègre les règles de fonctionnement négociées, qui s’adaptent en fonction des caractéristiques de chacun. Par exemple, un jeune joueur est souvent plus protégé des contacts physiques qu’un joueur plus âgé. Ou encore, parfois, les joueurs proclament l’interdiction d’allumer le gardien à courte distance afin de l’épargner. De fait, les participants s’auto-responsabilisent et obéissent à des règles strictes dans l’objectif prioritaire de protéger le plaisir de jouer. 

L’attaquant monégasque, Wissam Ben Yedder, venu du futsal, témoigne pour So Foot de ces arrangements réglementaires : « À Anatole-France, il y avait deux barres vertes qui entouraient le terrain, une située en bas et l’autre un peu plus haut. C’était notre ligne de touche. Si le ballon passait en dessous, il y avait remise en jeu. S’il rebondissait dessus, le jeu se poursuivait. J’aimais bien ces règles-là, tu établissais ton propre foot. On se créait notre propre jeu et d’une certaine manière, c’est une belle représentation de la vie.  »

En cas de litiges et de dissensions, des mécanismes de pacification et de régulation interne des conflits émergent dans le but de trouver un compromis. Sans arbitre, l’habituel seul garant de la règle, l’ensemble des joueurs décident de l’application des règles aux situations de jeu, parfois avec des désaccords, mais qui doivent aboutir à une position commune afin que le jeu continue.

Ainsi, la différence de contexte entre la pratique compétitive et la pratique auto-organisée du football engendre une conscience réglementaire différente chez les pratiquants. L’enquête de Thierry Long et Nathalie Pantaléon montre que les sportifs de club possèdent un rapport aux règles discipliné et soumis dans un cadre coercitif. Le respect ou la transgression de la règle est appréhendéseulement sous l’angle de l’avantage ou du désavantage que cela présente pour l’équipe. Au contraire, les sportifs auto-organisés possèdent une vision plus positive de la règle qui est la garante du bon déroulement du jeu. La souplesse du contexte favorise une régulation du jeu morale, autonome et négociée.

Le développement des pratiques sportives auto-organisées et leur utilité sociale amènent les pouvoirs publics à repenser leur politique sportive fondé sur la défense de l’association sportive comme modèle prioritaire d’éducation au risque de créer un décalage entre l’offre sportive et la demande sociale. Cela nécessite d’être à l’écoute des usagers et de dialoguer dans le but de créer des équipements sportifs et un aménagement urbain adaptés à la pratique auto-organisée. De plus, la communauté issue de pratique sportive auto-organisée sur un équipement sportif est amenée parfois à formuler des revendications politiques et échanger avec l’autorité publique concernant l’aménagement ou la création d’un nouvel équipement sportif. En cela, la pratique sportive auto-organisée prend une dimension véritablement citoyenne à travers la constitution d’un lieu de débat collectif.


Outre ses vertus fécondes en pépites footballistiques, le football de rue représente donc un lieu d’apprentissage des valeurs citoyennes et de démocratie de par ses mécanismes de constitution et d’application des règles collectives dans une communauté définie. En plein essor et créateur de lien et de mixité sociales, il incarne un levier indispensable de développement du sport et d’éducation par le sport.

Guillaume Vincent

Photo : Victorien Balaguer

Sources :

Long, Thierry, et Nathalie Pantaléon. « Étude des relations entre conscience réglementaire et contextes de pratique sportive auprès d’adolescents sportifs », Staps, vol. no75, no. 1, 2007, pp. 43-58.Ballon sur bitume 

Elias, Norbert et Dunning, Eric, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris,1986.

So foot, Gloire à la rue, numéro 168, juillet-août 2019

https://www.sofoot.com/ben-yedder-le-foot-de-rue-est-une-belle-representation-de-la-vie-471677.html

Gasparini, William, et Gilles Vieille Marchiset. « La diversité de pratiques sportives dans les quartiers populaires : entre l’associatif et l’auto-organisé », , Le sport dans les quartiers. Pratiques sociales et poliltiques publiques, sous la direction de Gasparini William, Vieille Marchiset Gilles. Presses Universitaires de France, 2008, pp. 59-104.

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