Depuis dimanche, la planète football est vent debout contre l’initiative des 12 sécessionnistes de la Super League. « Supporters de tous les pays, unissez-vous » semble être le cri de ralliement sur les réseaux sociaux, à défaut d’orchestrer une contestation réelle dans les stades. Le timing, ou plutôt le cynisme, est parfait. Chez les supporters et les observateurs passifs que nous sommes derrière nos écrans, certains ont joué les vierges effarouchées, quand d’autres rappelaient que le ver était dans le fruit.
Les réformes successives de la Ligue des champions visaient très clairement à assurer coûte que coûte la présence de « gros » en huitièmes de finale. Dans l’étiologie d’une déclaration d’indépendance qui fera date, un signe annonciateur est encore relativement peu mentionné : le fair-play financier (FPF), une digue juridique permettant aux « gros » clubs de perpétuer une oligarchie footballistique, ou plutôt une aristocratie contre les « nouveaux riches » qu’étaient et que sont encore, mais moins, le PSG et Manchester City. Une régulation qui signa pour nous la dernière étape décisive dans la volonté des clubs de s’émanciper des fédérations et confédérations.
De la révolution de l’arrêt Bosman à l’instauration du fair-play financier
Le 15 décembre 1995, l’arrêt Bosman consacre un changement de paradigme dans le football européen. S’estimant lésé dans sa situation contractuelle, le joueur Bosman souhaite renverser l’ordre des choses en contestant la comptabilité de ces normes avec le droit communautaire européen. La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) avait alors reconnu que les normes européennes ne s’appliquaient aux règles concernant le sport en tant que sport mais à celles qui définissaient le sport comme une activité économique. Illustration : le droit communautaire ne donne pas son avis si l’UEFA change la façon d’engager un match, mais si l’organisation statue sur le football en tant qu’activité économique, le juge européen peut alors intervenir. L’ordre juridique européen ne reconnait pas une spécificité du sport par rapport à des activités économiques plus classiques, au grand dam des dirigeants du foot.
15 ans plus tard, instauré par l’UEFA sous le mandat de Michel Platini, le fair-play financier a pour objectif de mettre fin à ce que l’idole du foot français appelle la « victoire à crédit », tout en prenant compte des avis d’institutions européennes comme la Commission et la CJUE, car la lex sportiva doit être compatible avec le droit communautaire. Si le FPF vise à assainir les finances des clubs, il pose une question : l’industrie du sport doit-elle respecter les règles classiques de la concurrence ? La réponse est ambiguë. Les clubs sont à la fois collaborateurs pour rendre le produit « football » attractif pour les spectateurs et les investisseurs, et concurrents, car ils se disputent tous la place de vainqueur. Il n’est pas infondé d’affirmer que l’ensemble des acteurs s’accordent sur le principe d’assainissement des finances, mais si certains saluent ce dispositif, d’autres y voient un moyen de limitation drastique de la concurrence. Le dispositif tire les leçons de l’arrêt Bosman, mais la question de sa compatibilité juridique avec le droit concurrentiel européen se pose.
En 2009, un rapport de l’UEFA met en exergue un point alarmant : la moitié des 655 clubs européens ont eu des pertes financières en 2008. Si les plus riches pouvaient absorber ce déficit, 20 % des clubs étaient dans une situation comptable critique. Michel Platini décide en concertation avec les clubs d’instaurer des mesures d’assainissement financier. Entré en vigueur lors de la saison 2011-2012, le FPF ne concerne que les clubs participant aux compétitions européennes, qui ne peuvent désormais plus dépenser davantage qu’ils ne gagnent, limitant ainsi les investissements en fonds propres de la part des propriétaires de clubs sur le marché des transferts par exemple. Une fois le mécanisme lancé, des rencontres régulières ont encore lieu entre les membres de l’UEFA et de la Commission européenne, qui finissent par s’accorder sur ce principe de régulation financière.
En raison des limites d’investissements qu’il impose, le FPF reçoit des critiques pour son éventuelle incompatibilité avec le droit concurrentiel européen. Dans un rapport parlementaire de l’Assemblée nationale, le député Jean-Luc Bennahmias se montre sceptique quant à sa sécurité juridique : une possible incompatibilité avec les règles européennes de la concurrence et de libre circulation pose question, d’autant plus que la Commission considère les clubs de l’UEFA comme des entreprises classiques exerçant une activité économique. Les membres de la mission parlementaire sur le FPF ont en effet relevé une certaine assurance de la part de la Commission, qui envisage son application à d’autres sports. Toutefois, leur rapport précise que « la Commission européenne n’était pas particulièrement offensive sur la question du fair-play financier et même qu’elle adoptait une position de retrait prudent, laissant le soin à la Cour de justice de l’Union européenne de se prononcer, in fine, sur la question. ». Ce détail n’est pas sans importance…
Le fair-play financier, pas suffisant pour faire bande à part ?
Si, lors de sa collaboration avec l’UEFA, la Commission s’est déclarée confiante sur le sujet, à ce jour, aucune cour de justice ne s’est encore prononcée sur la compatibilité du FPF avec les normes européennes. Toutefois, l’agent de joueurs Daniel Striani, ainsi que des supporters de Manchester City et du Paris Saint-Germain, ont vainement tenté leurs chances. Se sentant pénalisé par la baisse des transferts que le FPF impliquait, le premier a déposé une plainte auprès de la Commission. Il a été défendu par l’ancien avocat de… Bosman, selon lequel le FPF, en tant qu’accord par lequel des clubs décident conjointement de limiter les investissements, pourrait constituer une collusion d’intérêts, et ainsi une entorse aux règles concurrentielles et à d’autres principes européens, comme la libre circulation. De leur côté, des supporters parisiens considéraient être que le FPF avait indirectement causé la hausse de leurs abonnements au Parc, en raison de l’impossibilité des propriétaires qataris d’investir. Cependant, dans le cas de l’agent belge, la demande a été considérée en 2015 comme irrecevable par la CJUE, le FPF ne concernant qu’ « indirectement » les acteurs. Seuls les clubs sont « directement » visés par le FPF et donc à même de l’attaquer.
Aucun club européen n’a encore contesté la nature de la réglementation devant la CJUE, alors que la décision de la Commission en 2017 sur les règles d’éligibilité de l’Union internationale de patinage (UIP) semble aller dans leur sens. En effet, à la suite d’une plainte déposée par deux patineurs professionnels, la Commission avait ouvert une enquête sur des règles de l’UIP faisant mention de procédures disciplinaires si un patineur participait à des compétitions non reconnues par l’UIP. Dans sa décision, la Commission note la restriction de la concurrence que constitue ce type de règlement. Elle souhaite là rappeler que la lex sportiva doit être conforme au droit communautaire européen, notamment pour le principe de la libre concurrence. Malgré cette décision, les réticences de Manchester City et du PSG demeurent.
« La règle du non-recours aux tribunaux étatiques continue à avoir une certaine portée auprès des membres du mouvement sportif », nous rappelle l’avocat Simon Le Reste. Tout au long de sa carrière de dirigeant de la FIFA, Sepp Blatter a toujours posé comme principe le non-recours à la justice civile, les organisations internationales que sont l’UEFA et la FIFA préférant les solutions internes. Cela explique pourquoi les sanctions provoquées par le non-respect du FPF sont l’issue d’un long processus de négociation et de discussion. La solution de sagesse est de sanctionner les ambitieux nouveaux entrants, comme le PSG ou Manchester City, sans toutefois les exclure des compétitions européennes, ce qui les pousserait à porter l’affaire devant la justice européenne. Aujourd’hui, Manchester City fait partie des 12 et le PSG les rejoindra sans doute. Les « historiques » ont finalement accepté de faire entrer les riches « forceurs » que sont City et le PSG. Maintenant, portes closes. Les cartons d’invitation seront gracieusement distribués aux gueux, dont certains historiques, à qui il manque la puissance économique (Ajax Amsterdam, FC Porto…), s’ils sont sages.
L’ECA, le baiser de Judas ?
Au-delà de considérations juridiques et institutionnelles de l’UE alambiquées, le fair-play financier obéissait surtout à des logiques internes au sein de l’UEFA. La limitation de la concurrence accélère en effet la concentration des ressources par un cercle restreint de clubs, au détriment d’autres, ce qui affaiblit la compétitivité de la coupe aux grandes oreilles. Selon Raffaele Poli de l’Observatoire du football du Centre international d’étude du sport (CIES), le FPF répondait à une volonté politique de ne pas « précariser les intérêts des clubs dominants de l’époque » dont la plupart font partie de l’European Club Association (ECA), une association créée en 2008 qui a permis à l’ancienne organisation de lobbying des grands clubs « G14 » de renaître de ses cendres. Pourquoi remonter aussi loin dans le temps ? Le « G14 » avait vu le jour en 2000 avant d’être dissout huit années plus tard après des pressions de l’UEFA et de la FIFA.
Au moment de sa dissolution, l’organisation regroupait les 16 plus grands clubs. L’admission et la représentativité étaient fondées sur des critères économico-sportifs, dont les principaux objectifs étaient de défendre les intérêts des clubs au sein de l’UEFA et de la FIFA sur des sujets comme les indemnités payées par les fédérations aux clubs lors la mise à disposition des joueurs pendant les compétitions internationales. La nouvelle association ECA représente les intérêts des clubs mais, contrairement au « G14 », possède un mode de gouvernance moins élitiste et plus démocratique, en plus d’être intégrée à l’UEFA, qui souhaitait l’avoir au sein de son organigramme plutôt qu’en dehors.
Cependant, toujours selon Raffaele Poli, l’ECA illustre « le processus en cours : le pouvoir dans le football est en train de glisser progressivement des mains de la FIFA, des confédérations et des fédérations nationales à celles des grands clubs européens et des grands conglomérats télévisuels internationaux ». Ce constat ne semble pas être démenti par les propos de Jean-Claude Blanc et Michel Seydoux (alors à la tête du LOSC), recueillis par les membres de la mission parlementaire sur le fair-play financier. Michel Platini abondait dans ce sens lorsqu’en octobre 2014, il concédait à demi-mot sur BeIn Sport que le FPF avait été une mesure permettant, entre autres, d’empêcher l’entrée sur le marché d’investisseurs multimillionnaires suite à la demande de grands clubs européens. Ces mêmes clubs ont parfois eu recours à une aide étatique pour atteindre leur niveau actuel de développement : alors que les clubs italiens ont bénéficié du décret « Salva calcio » (2002), permettant d’étaler le remboursement des dettes sur dix ans en plus de déductions fiscales, leurs homologues espagnols ont été largement soutenus dans leur endettement par leurs banques nationales. Tartufferies.
Le football est désormais une « activité économique à forte connotation sociale, et non plus une activité sociale à forte connotation économique », comme le présente Thierry Granturco. En actant sa déterritorialisation nationale, il semblerait qu’il ne devienne qu’une activité économique comme une autre. Comme s’il n’en était pas déjà une… Trop beau, trop con !