Contours de l’Ukraine sans amputation criméenne et messages nationalistes ornent la tenue de la sélection présentée pour l’Euro. Une provocation pour la Russie qui revendique la Crimée depuis 2014. L’UEFA qui avait d’abord approuvé le maillot, demande à l’Ukraine de le revoir.
C’est un subtil tracé en pointillé qui effleure la teinte canari du maillot ukrainien. Les Bleus et Jaunes auront la province de Crimée imprimée en bas de leurs côtes gauches. Le dimanche 6 juin, le président de l’Association ukrainienne de football Andryi Pavelko dévoilait un communiqué sur Facebook pour annoncer ces tenues spéciales.
Le président du pays Volodomyr Zelensky lui-même s’est affiché avec la tenue. Un coup de communication qui visait à alerter la communauté internationale sur la situation politique de cette péninsule bordée par la Mer Noire. Depuis 2014, des groupes séparatistes pro-russes ont en effet annoncé rattacher la province à Moscou.
Le foot porté par les vents des relations russo-ukrainiennes
La Crimée est pourtant sous l’autorité de Kiev par le pouvoir alors soviétique de Nikita Khrouchtchev en 1954. La République socialiste soviétique ukrainienne devient l’une des quinze patries indépendantes à la chute de l’URSS en 1991. Par l’intermédiaire d’un traité, l’appartenance de la Crimée à l’Ukraine est confirmée. Jusqu’en 2014, les relations entre les deux pays demeurent cordiales, et sur le plan sportif, les deux pays se rapprochent : « Il y avait une rivalité de frangins, la Russie étant le grand frère, l’Ukraine le petit » illustre Lukas Aubin, spécialiste du sport russe et auteur du récent ouvrage La Sportokratura sous Vladimir Poutine (Bréal, 2021). Sur le terrain, les deux formations n’ont l’occasion de se rencontrer qu’à deux reprises, en 1998 puis 1999, à l’occasion des qualifications à l’Euro 2000.
Historiquement, l’Ukraine est tiraillée entre ses influences occidentales et russes de part et d’autre du fleuve Dniepr. Le pays néo-indépendant connaît après la révolution Orange de 2004, une scission entre les pro-Européens d’un côté et les pro-russes, emmenés par Viktor Ianoukovitch, de l’autre. Il faut préciser que 17% de la population est d’origine russe et que toute la partie orientale, à laquelle la Crimée appartient, est russophone.
Les premières frictions apparaissent en 2013 quand le président Ianoukovitch signe des accords économiques avec Moscou. En 2014, la situation bascule, plusieurs grandes villes s’embrasent et la place du Maïdan à Kiev devient l’épicentre de la contestation. Dans ce contexte de troubles, une guerre se déclenche au Donbass, région frontalière de la Russie, et la Crimée fait sécession. Bien qu’illégal sur le plan du droit international, l’approbation obtenue à près de 97% lors du référendum du 11 mars place de facto le territoire sous pavillon russe. Les clubs eux, s’engagent dans le conflit. Dans le documentaire Tribunes Libres diffusé par ARTE, l’un des épisodes suit Vitali Ovcherenko. Ultra du Shakthar Donestk, club monument en Ukraine, il s’est engagé dans la guerre pour sauver sa patrie. De son côté, l’UEFA réagit presque dans l’instant : les clubs et sélections nationales de Russie et d’Ukraine ne pourront se rencontrer tant que les hostilités n’auront cessé.
A l’été 2014, l’UEFA a coupé court à la possibilité d’une rencontre entre le Zénith St-Petersbourg et Dniepropetrovsk au 3ème tour préliminaire de la Ligue des Champions. La Mère Patrie ne s’arrête pas là: l’annexion doit être totale. « Il y a eu une volonté d’intégrer la Crimée sur le plan à la fois géographique mais aussi sportif » détaille Lukas Aubin. En effet, en 2014, deux clubs de 1ère division ukranienne, le Ravryia Simféropol et Sébastopol terminent la saison, puis frappent à la porte du championnat russe, qui les accueille à bras ouverts. Les entités sont refondues et les clubs s’apprêtent à débuter en 3ème division. Mais pour l’UEFA, la province reste ukrainienne, et le secrétaire général d’alors Gianni Infantino bloque la manœuvre.
Un coup de communication millimétré, une réaction minorée
Depuis, le conflit politique s’enlise et on dénombre aujourd’hui 13 000 victimes. En avril dernier, 15 000 soldats russes montraient les muscles à la frontière ukrainienne. La tenue de l’Euro 2021 tombe à pic pour le pays dirigé par Volodomyr Zelensky. « Le sport prend de plus en plus de place dans les relations internationales et c’est là que le coup de communication ukrainien est très malin » juge le spécialiste de la zone, « le pays profite de cet Euro après sa non-qualification en 2018 à la Coupe du Monde ».
La Russie se pose en victime d’un affront. Maria Zakharova, directrice du Département d’information et de presse du Ministère des Affaires Etrangères a comparé la tenue ukrainienne à un « uniforme » et accusé l’Ukraine de tenter d’annexer le territoire. « Du côté russe, la rhétorique retourne le problème. En s’appropriant le territoire criméen, l’Ukraine cherche à annexer la Crimée. C’est un renversement sémantique : alors qu’en France on parle d’annexion, les Russes parlent de réincorporation de ce territoire » explique Lukas Aubin. Comme si la péninsule revenait naturellement à la Russie.
Le maillot arbore aussi deux slogans évocateurs : « Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ! », assimilés à des cris de ralliement nazis par les autorités russes. Le renversement de Ianoukovitch en 2014 est perçu comme une prise de pouvoir de l’extrême droite du côté russe. Employés pendant la révolte du Maïdan, ces mots sont en réalité utilisés par les cercles nationalistes depuis la moitié du XIXème siècle et officialisés lors de la première indépendance de la Nation entre 1917 et 1920. La Rada, équivalent de l’Assemblée Nationale ukrainienne, a même institutionnalisé la formule « Gloire à l’Ukraine » comme salut policier et militaire depuis 2018.
Foot, gazoduc et duc du gaz
Les réactions russes restent pour l’instant assez timides. Le pays est sous le coup de sanctions sportives qui bannissent le pays des compétitions internationales pendant deux ans, et ne peut donc montrer les crocs comme il le souhaite. Mais pour Lukas Aubin, tout reste envisageable : « on peut tout à fait imaginer que les joueurs prendront position via les réseaux sociaux ou après un but en célébrant avec un t-shirt sous le maillot floqué d’un message par exemple ». Le gouvernement de Vladimir Poutine sait la Sbornaïa acquise. « Le sportif russe a deux choix : : prendre position en faveur de Poutine ou ne rien dire. Et qui ne dit mot Il est très difficile de se prononcer contre Poutine » glisse le chercheur. C’est ce qu’il nomme la « double pensée poutinienne » qui appelle à dépolitiser le sport là où elle le politise toujours. Et Poutine dispose d’un levier qu’il a déjà utilisé par le passé : le gaz. L’Ukraine dépend à 58% des gazoducs russes, qu’Alexander Dioukov, président de la fédération russe de football et dirigeant de Gazprom, se ferait un malin plaisir de fermer.
L’UEFA ne sait sur quel pied danser
La fédération russe de football s’en est d’abord tenue à un simple recours auprès de l’UEFA pour faire interdire la tenue. L’institution l’avait dans un premier temps bien jugée conforme. Mais l’UEFA est revenu le 10 juin sur cet avis, demandant à la fédération de revoir les slogans nationalistes floqués sur le col du maillot. La carte du pays, elle, n’est pas mentionnée. L’organisme dirigé par Aleksander Ceferin prône la stricte dépolitisation des compétitions. Sur la question ukrainienne, sa position allait toutefois plutôt dans le sens de Kiev.
Les soutiens à l’Ukraine ont afflué pour porter l’estocade à la « Sportokratura ». L’ambassade américaine à Kiev a salué l’initiative par un tweet:
A une semaine de la première rencontre entre Vladimir Poutine et Joe Biden le 16 juin à Genève, la tension monte encore d’un cran. La question ukrainienne est évidemment inscrite dans l’agenda du rendez-vous sous haute tension. En attendant peut-être une autre rencontre électrique : l’Ukraine et la Russie pourrait se retrouver en quart ou en demi-finale de la compétition. Les risques, considérés en amont par l’UEFA, demeurent néanmoins infimes.
Paul Lonceint-Spinelli