Budapest, le 12 novembre 2020, aux alentours de 22h. Les joueurs se congratulent, fêtant leur qualification pour le prochain Euro. Qualification arrachée dans les dernières secondes par la nouvelle pépite du Red Bull Salzbourg : Dominik Szobozlai, numéro 10 floqué sur le dos. Seule l’absence de public est regrettable, tant la partie disputée sur la pelouse du stade Ferenc-Puskas fut haletante. Un exploit qui pourra être perçu comme un renouveau pour la sélection magyar, qui depuis les années 1970 peine à revenir sur le devant de la scène mondiale et continentale. Car avoir été la meilleure sélection européenne de l’après-guerre ne l’a pas épargnée pour autant. Plongée au cœur des évènements qui ont fait et défait le Onze d’Or hongrois.
Un miracle footballistique sous tutelle
L’année 1949 marque un tournant crucial dans l’histoire hongroise, puisque c’est à cette date que le pays devient un État satellite de la puissante URSS. Satellisation également appliquée au football local qui va alors servir de vitrine sportive aux idéaux politiques du régime soviétique.
La satellisation du football hongrois est progressive et impacte tous les niveaux de l’opium du peuple. La nationalisation des clubs fut la première réforme d’envergure ; se calquant sur le modèle soviétique chaque club était sous la tutelle d’un ministère, à l’image du club de Újpest qui dépend alors du ministère de l’Intérieur. Mais l’on peut également évoquer le regroupement de la plupart des talents composant la sélection nationale sous les couleurs du Honvéd, club affilié à l’armée. A l’instar des joueurs brésiliens pendant la dictature militaire, la sélection hongroise était utilisée à des fins de propagande par le régime soviétique. Contraignant ainsi ses forces vives à rester sur le sol national pour jouer au sein du championnat local. Mátyás Rákosi, alors leader du régime communiste hongrois, avait d’ailleurs la main mise sur toutes les entrées et sorties du territoire. Quitter le pays sans en avoir reçu l’autorisation relevait du crime de haute trahison.
La nomination au poste d’entraîneur du vice-ministre des sports Gusztav Sebes va changer le visage du football mondial. Le football représentait un enjeu d’image pour le régime communiste, la reprise de exploits de la sélection avait donc une visée politique plus que sportive. Cela permettait de redorer l’image du régime, fortement endommagée après le Coup de Prague en Février 1948, tout en annihilant les potentielles aspirations contestataires au sein de la société hongroise. Sebes va totalement révolutionner la manière d’appréhender la tactique footballistique, en introduisant le concept du «Football socialiste » : prémices du football total de Rinus Michel et de l’Ajax des années 1970.
La mise sous tutelle de la sélection nationale pourrait, de manière réductrice, être perçue comme une intégration plus poussée du football hongrois à l’idéologie communiste. Pourtant cette décision et ses changements vont mener à l’émergence du « Onze d’Or » et de sa série d’invincibilité de 30 matchs entre 1950 et 1954, dont l’apogée sera « Le match du siècle » face aux Anglais à Wembley, le 25 novembre 1953.
Onze d’Or, succès et espoirs déchus
La légende de l’Aranycsapat (surnom du Onze d’Or en Hongrois ndlr) naît en même temps que la nomination de Sebes au poste d’entraîneur. Selon les mots de Raphaël Brosse, journaliste pour Footballski et spécialiste de la Hongrie que nous avons interrogé sur le sujet : « le vivier hongrois était certes important et de qualité mais le système mis en place a permis à cette équipe de se sublimer ». L’instauration du 4-2-4 a permis de révolutionner le poussiéreux système du WM, d’opposer le collectif à l’individualisme mais également de distinguer la Hongrie des autres « États satellites » en la plaçant sur la carte mondiale. Le football socialiste de Sebes c’est surtout la transfiguration des idées politiques communistes sur le terrain, où la responsabilité est partagée par tous les joueurs et tous doivent pouvoir évoluer à n’importe quelle position sur le pré. Cette philosophie de jeu sera parfaitement mise en pratique lors du Match du siècle, où les Hongrois ont surclassé l’Angleterre, tout en encaissant trois buts d’une équipe jugée, sur le coup, apathique.
La victoire écrasante de la sélection magyare lors des Jeux Olympiques de 1952 face à la Yougoslavie Titiste permet de dévoiler à l’ensemble de la scène mondiale le talent hors-norme de cette génération, mais surtout d’exalter la victoire finale comme celle du Stalinisme sur le Titisme, après le schisme Sovieto-Yougoslave en 1948. Outre la victoire idéologique interne, la Hongrie montre également qu’elle peut rivaliser avec les plus grandes nations de l’Ouest, même si la résonance des Jeux Olympiques au football est bien moindre par rapport à une victoire en Coupe du Monde.
L’apogée de cette confrontation idéologique entre Est et Ouest se joue à Wembley dans le jardin des créateurs du Beautiful Game, le 25 novembre 1953. Cette rencontre consacrera comme tel le « Onze d’Or » hongrois 90 minutes plus tard et lui donnera ses plus belles lettres de noblesse. Acculé de toutes parts par une vision du football jusqu’alors jamais vue, le football anglais ce jour-là paiera très cher son arrogance et subira peut-être l’une des pires humiliations de l’histoire de sa sélection. Forts de certitudes avant le coup d’envoi, les Hongrois auront su les faire voler en éclats en 1h30, engendrant une révolution footballistique ainsi qu’une crise morale et identitaire côté anglais.
Si 1953 fut le point d’orgue de l’histoire de la sélection magyar avec l’explosion sur le devant de la scène de son jeu léché et de ses magiciens, Ferenc Puskás et Nándor Hidegkuti, le revers de la médaille sera tout aussi violent l’année suivante. La Coupe du Monde 1954 marquera en effet le début du déclin de l’Aranycsapat, brisant à la fois le rêve de sacre mondial de tout un peuple et la série d’invincibilité de l’équipe, bloquant le compteur à 30 victoires. La 31 ème ne sera pas et la déception de la défaite est certainement comparable à la leçon donnée aux Anglais un an auparavant. Le sacre de la République Fédérale Allemande entrera dans la postérité comme « Le Miracle de Berne », où mené 2-0 au bout de dix minutes, les Allemands renversent le cours du match en inscrivant le but salvateur dans le temps additionnel. Cruel scénario pour des Hongrois qui feront dire aux épris du football romantique que le beau jeu est très souvent le perdant magnifique d’une rencontre ; le Onze d’Or est de cette catégorie là.
Des heurts éclateront dans la capitale hongroise à la suite du coup de sifflet final et se prolongera la nuit durant, marquant le début de ce qui aboutira deux ans après à la Révolution Hongroise.
Une sélection martyre
Le vent a tourné pour le régime soviétique. 1953 restera dans les annales comme l’année de la mort de Staline et fait naître un espoir de libération dans tous les États du bloc de l’Est. Espoir qui se transformera en réalité dès 1956 lors de l’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev à la tête de l’URSS, ce dernier souhaitant engager un processus de « déstalinisation », cette annonce entraînera un vent de liberté face au joug soviétique dans l’ensemble des Etats satellites. Les Hongrois prennent leur destin en main à partir d’octobre 1956, où plusieurs manifestations mènent à une insurrection générale dans les rues de Budapest. La population dénonce la soviétisation forcée, symbolisée par la puissance de l’ÁVH (la police politique du régime hongrois) et par la présence de l’Armée Rouge dans le pays, tout en réclamant le passage à la démocratie. Face aux contestations grandissantes, le gouvernement d’Erno Gero (qui avait remplacé celui de Mátyás Rákosi en juillet 1956, ndlr) est chassé du pouvoir au profit d’un gouvernement réformiste mené par Imre Nagy, opposant à la politique menée par Moscou. L’insurrection sera violemment réprimée par l’armée soviétique qui entre à Budapest le 4 novembre 1956. Nagy est destitué, arrêté et remplacé par Janos Kadar, dont la misson est de re-soviétiser la Hongrie.
Ces évènements marqueront la fin du Onze d’Or. Pendant les événements de 1956, les joueurs du Honvéd sont à Bilbao pour disputer des matchs de coupe d’Europe. Face aux nouvelles, plusieurs d’entre eux décident de ne pas rentrer au pays, dont Ferenc Puskas et Zoltán Czibor, malgré les injonctions du gouvernement et de la FIFA. Plus rare encore, certains ont participé à l’insurrection d’octobre 1956, à l’image du gardien Gyula Grosics qui a aidé les manifestants à cacher des armes. Ceux qui ont décidé de ne pas rentrer au pays ont dès lors renoncé à porter de nouveau la tunique magyar. Après avoir été considérés comme les héros de tout un pays et de tout un régime, leurs noms se sont vus affublés du titre de « traîtres ». Pire encore la FIFA, une organisation pourtant non gouvernementale, s’est rendue complice du régime soviétique en condamnant les fuyards à de lourdes peines. Une fois sa sanction achevée, Puskas signe au Real Madrid, tout comme son comparse Czibor qui rejoint le Barça. Selon Raphael Brosse, « ce sont ces évènements qui précipitent la disparition de cette équipe historique et portent un coup très dur au prestige du foot hongrois ».
La politique et la Guerre aura donc eu raison de l’une des plus belles sélections de l’Histoire de notre sport, malgré quelques performances notables comme la troisième place à l’Euro 1964, la victoire aux Jeux Olympiques de 1965 ou le ballon d’or remporté par Florian Albert en 1967. Les années 1970 et la retraite des derniers mohicans du Onze d’or fera marquer le pas à la sélection, qui après la Coupe du monde mexicaine de 1986 ne participera plus à aucune compétition d’envergure avant l’Euro 2016. Après le rendez-vous manqué pour le Mondial Russe en 2018, l’Euro 2020 peut marquer le retour en fanfare sur le devant de la scène continentale de la sélection hongroise et faire de nouveau gronder de fierté Budapest. Le talent lui y est, à n’en pas douter.