Gênant nos pudeurs latines, les tabloïds constituent une spécificité journalistique britannique surfant sur un cloisonnement plus lâche entre vie privée et vie publique dans la culture anglo-saxonne. Analyse d’une sacrée insularité, alimentée par les points de vue « 100 % British » du sociologue des médias Julian Matthews et de Paul Brown, journaliste sportif au tabloïd anglais Daily Star.
Pendant un après-midi de confinement printanier, Kyle Walker gratifie ses followers des poncifs sanitaires : « Restez chez vous, lavez-vous les mains, suivez les protocoles. » D’accord. Sauf que le tabloïd anglais The Sun révèle que quelques heures avant cette envolée citoyenne, le joueur de Manchester City fait venir deux prostituées dans son appartement, se faisant appeler « Kai » pour brouiller les pistes. S’il n’y pas d’adultère à siffler, le journaliste manie la périphrase en précisant qu’il encourt des sanctions de son club pour avoir « ignoré les consignes sanitaires et de distanciation ». Voilà comment faire les gros titres des tabloïds dans une période sportive anormalement creuse. « Here comes The Sun » chanteraient les Beatles.
Empruntons à Marguerite Yourcenar son « coup d’œil sur l’histoire » qui permet « d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter. » Julian Matthews, de l’Université de Leicester, fait remonter l’origine de la culture des tabloïds à l’essor de la presse de masse au XIXème siècle, lorsque les grands propriétaires de journaux misent sur la triplette magique « crime, sport et scandales ». L’un d’eux, Lord Northcliffe, a pour habitude de lancer à ses rédacteurs : « Trouvez-moi un meurtre par jour ! »
Et aujourd’hui ? Rien n’a (trop) changé. L’obsession quantitaviste du journalisme de masse est finalement toujours présente. Comment la satisfaire ? C’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, nous confirme Paul Brown « C’est peut être différent dans les autres pays mais les lecteurs anglais adorent les bons vieux scandales. Quelque chose dont ils peuvent parler (« gossip ») autour d’une pinte. C’est le genre d’histoires pour lesquelles les tabloïds sont spécialisés. Ils savent pertinemment que ça vend du papier parce que les lecteurs adorent. »
Les tabloïds et l’exploitation d’une « frustration relative »
Si les lecteurs de tabloïds, mais pas que, sont intéressés par la vie privée de manière générale, pourquoi sont-ils obnubilés par celle des personnes célèbres ? Ayant étudié la question, Julian Matthews avance une explication sociologique : « Les lecteurs de tabloïds expliquent qu’ils apprécient lire des critiques des privilèges d’élite qu’ils retrouvent dans les tabloïds, notamment la couverture de scandales. Des études montrent que les tabloïds mettent souvent en scène des « abus de privilège » par des célébrités et des élites et célèbrent leur chute et humanité commune. Cette critique d’une élite privilégiée est appréciée des lecteurs. Rigoler des élites aide les lecteurs à purger, à se décharger de leur frustration générale d’une expérience quotidienne des inégalités sociales. »
On retrouve ici distinctement ce qu’Alexis de Tocqueville nomme la « frustration relative », concept pour avancer l’idée que les individus sont moins mus par une frustration « absolue » que par une frustration « relative », en référence à d’autres individus auxquels ils se comparent (situation économique, politique, voire familiale). Pour notre cas du football, les joueurs portent bien souvent avec eux la responsabilité, ou le fardeau parfois, de tous les (nos) destins de footballeurs déchus.
Derrière l’admiration des joueurs se cache souvent de la jalousie refoulée, symptôme probant de cette frustration relative, qui amène à guetter le moindre faux-pas des enviés. « C’est notamment parce que les supporters lambda aiment entendre ce qui se passe dans la vie d’une personne célèbre, surtout si elle a construit une certaine image publique et médiatique, qui peut devenir fausse et superficielle à partir ce qu’on peut apprendre sur ce qui se passe vraiment dans la vie privée » développe plus prosaïquement Paul Brown, fort de son expérience de journaliste de tabloïds, « tout le monde adore les secrets juteux non ? C’est la nature humaine après tout. »
Dans ce panorama général, qu’en est-il des scandales sexuels qui nous ont intéressés dans notre dernier numéro papier. S’agit-il seulement de la condamnation d’un comportement objectivement déviant ou de l’expiation d’une frustration relative profonde ? Si « tous les scandales impliquant des sportifs peuvent être perçus comme une critique de la conduite d’individus privilégiés » analyse Julian Matthews, les « les scandales sexuels sont plus complexes », avec un rôle d’entrepreneurs de moral pouvant entraîner une large désapprobation publique, proportionnelle à la pénétration de l’intimité qu’est le dévoilement d’un scandale sexuel.
Le Scandale sexuel John Terry-Wayne Bridge
Si la condamnation morale peut être corrélée à la frustration relative suscitée, certaines couvertures de scandales sexuels semblent se rapprocher d’un comportement sexuel critiqué pour lui-même, sans être nécessairement lié à l’expiation évidente d’une frustration relative. Comme se remémore l’universitaire « l’exemple des allégations d’une relation entre John Terry et la copine de son coéquipier, Wayne Bridge, en 2009 a provoqué la perte du brassard de capitaine de l’Angleterre pour Terry, tout en devenant une centre d’attention négative des tabloïds dans les années qui ont suivi », entrainant une vague de désamour.
L’affaire Terry-Bridge fait date dans l’historique des scandales sexuels en raison de l’« élément croustillant » d’un cas impliquant deux joueurs de la même équipe, en club mais aussi en sélection. Cela entraina « des conséquences sportives importantes puisque Wayne Bridge a choisi de mettre fin à sa carrière internationale » fait remarquer Paul Brown, avant de rappeler le statut du protagoniste principal : « John Terry était un joueur brillant et un grand capitaine qui aurait « couru à travers des murs de briques » pour Chelsea. Il était le capitaine de son pays. Mais pour le supporter moyen, l’histoire est encore aujourd’hui l’une des choses qu’il retient de lui. Donc des choses comme celle-ci peuvent avoir un impact considérable sur la réputation et le prestige d’un joueur sur la pelouse ».
Notre représentant des tabloïds se souvient d’avoir travaillé sur l’affaire Terry-Bridge, « j’ai déjà couvert quelques scandales de ce type pour le Daily Star même si ce n’est pas une grosse partie de mon travail quotidien. En tant que journaliste sportif, notre angle est généralement de regarder comment de telles affaires peuvent avoir un impact sur l’équipe ou sur le joueur en question. » Car si le scandale sexuel implique un joueur de football, cela ne veut pas dire pour autant qu’un journaliste sportif le couvrira. Il est plus probable que le papier soit « en une, écrit par un chasseur d’informations, qu’à la fin du tabloïd, écrit par un journaliste sportif comme moi ».
Des méthodes proche du carton rouge ?
La notion de « chasseur d’informations » qu’évoque Paul Brown en dit long sur les méthodes de travail des tabloïds, même s’il tente de dissiper notre méfiance : « Pour ce qui est du traitement de l’information, c’est difficile de généraliser mais on a des règles strictes qu’on a pas le droit d’enfreindre. On a aussi des lois strictes sur la protection de la vie privée pour protéger les personnes contre les intrusions non-voulues. Mais si on arrive à convaincre un avocat, une cour de justice qu’il y a un intérêt public légitime à publier quelque chose de scandaleux, on aura une obligation de le faire. Compte tenu de mon expérience personnelle, les journalistes ont toujours une variété de sources mais la plupart des scandales tendent à être révélés par l’une des personnes impliquées, ou quelqu’un de proche, qui souhaite raconter l’histoire. »
Sans grande surprise, Julian Matthews émet un son de cloche plus critique, en glissant que « le plus réputé des tabloïds dans le traitement de scandales, the News of the World, aurait recouru à des écoutes illégales de téléphones portables de célébrités et de personnes influentes. » L’insularité journalistique est soutenue, auto-entretenue par l’insularité juridique du Royaume-Uni sur ce sujet, « sans les lois de protection de la vie privée, comme celles en France, les éditeurs de journaux britanniques sont libres, ont les coudées franches pour continuer à couvrir les scandales sexuels. » poursuit le sociologue.
Cela n’est pas sans conséquence sur les stratégies de communication des joueurs après la publicisation d’un scandale sexuel les impliquant. Se transformant en conseiller com’, Julian Matthews nous explique les différents schémas tactiques : « De fait, les joueurs suivent les préconisations professionnelles liées à toutes formes de communication de crise. Le but ici est de réduire et d’amener la fin de la couverture médiatique. Les joueurs et leurs conseillers vont juger la situation (niveau de transgression, le potentiel de révélations et les impacts éventuels supposés) et sur cette base, vont décider si c’est avantageux de donner une reconnaissance précoce de culpabilité ou de ne pas commenter et d’exprimer seulement des regrets au moment approprié. »
À condition qu’il n’y ait de prolongations de la séquence médiatique à cause de nouvelles révélations. L’exemple de Wayne Rooney est un cas d’école nous raconte-t-il « Rooney a exprimé sa « bêtise » et son « regret » quant à ses visites d’arrière-salle de salons de massage et des prostituées. Mais, cette stratégie fonctionne seulement quand il n’y a pas de révélations supplémentaires et malheureusement pour lui, ce choix combiné à l’émergence de nouveaux détails sur ses activités sexuelles ont prolongé ici le scandale. »
La bio du compte Twitter, malheureusement parodique, d’une associée du « salon de massage » que Wayne Rooney fréquentait comportait cette phrase : « Je suis surtout connue pour mes ébats avec Wayne Rooney, mais je suis bien plus que ça. Venez me découvrir. » Les tabloïds sont eux aussi « bien plus que ça ». Allez donc les « découvrir » par vous-mêmes.
Visuel de Romane Beaudoin