Sportif hors-norme, communiste convaincu et outil de propagande parfait pour l’appareil soviétique, Lev Ivanovitch Yachine est probablement, aux côtés de Youri Gagarine, l’une des deux célébrités ayant le plus marqué les esprits soviétiques dès les années 1950. Retour sur la carrière et la vie d’un gardien pas comme les autres, premier et jusqu’alors unique portier à remporter le prestigieux Ballon d’Or en 1963.
« Je considère qu’il est impossible de gagner le Ballon d’or (pour un gardien). Vous gagnez la Liga et vous gagnez la Ligue des champions, votre équipe gagne grâce à vos arrêts… et vous ne finissez que 7e. » Au lendemain de la cérémonie du Ballon d’Or, Thibault Courtois évoquait le manque de reconnaissance autour du poste de gardien de but. Malgré une saison hors normes, le portier belge ne rejoindra pas cette année la caste très fermée des gardiens sur le podium d’un Ballon d’Or (seulement 6). Et encore moins l’unique à l’avoir gagné… Lev Yachine.
L’URSS, NOUVELLE TERRE DE FOOT
Né le 22 octobre 1929, dans la banlieue de Moscou, le jeune Lev prend très tôt le même chemin que ses parents, en devenant apprenti dans la même usine voisine. C’est dans la rue qu’il commence le football, ce sport dont tout le monde parle en URSS. Cette terre de hockey voit se développer, dès les années 1940, une passion populaire pour le football, et le régime comprend toute l’importance de ce dernier au sein des populations. Le ballon rond devient alors un outil de propagande sur lequel va s’appuyer le régime stalinien, via notamment Lavrenti Beria, homme de main du petit père des peuples, chargé d’organiser l’implantation du football sur le territoire. C’est dans ce sens que plusieurs clubs naissent dès les années 1920 en URSS : l’association des Dynamo entretient des relations très proches avec le ministère de l’Intérieur et le NKVD (la police politique soviétique) et le Dynamo Moscou voit le jour dès 1923. Le CDKA, qui deviendra le CSKA, est pour sa part le club affilié à l’Armée Rouge.
C’est dans ce contexte que le jeune Lev Yachine débarque au Dynamo Moscou en 1949 en tant que gardien de but, après s’être fait repérer en jouant pour l’équipe de football de l’usine. Son mètre quatre-vingt-neuf lui offre une envergure impressionnante et fait rapidement de lui un des plus grands espoirs à ce poste en URSS. Seulement, les débuts sont plus compliqués que prévus.
UN NOVATEUR ULTRA TALENTUEUX
Le jeune gardien enchaîne les bévues en ce début d’année 1950 lors de ses premières parties, et ne fait pas l’unanimité sur le terrain. Ainsi, Yachine bouscule totalement les codes de la tradition des gardiens de but soviétiques, à savoir rester cramponné sur sa ligne et se contenter d’effectuer des parades.
Il est le premier à sortir de sa ligne et à s’aventurer plus loin dans la surface de réparation, et même parfois au-delà, à s’envoler sur les centres et coups de pied arrêtés de ses adversaires. Mais sa défense n’étant pas habituée à fonctionner avec un coéquipier de ce style, ses efforts se soldent plus par des collisions avec ses coéquipiers – qui se transforment en offrandes aux adversaires – que par des arrêts décisifs. Yachine est rapidement mis sur le banc du Dynamo.
A la suite de ses prestations décevantes, l’entraîneur-joueur de la section de hockey de l’institution, Arkadi Tchernychiov, propose à Yachine d’intégrer l’équipe de hockey sur glace. Celui-ci persiste à croire que Yachine a le potentiel pour devenir un bon gardien de but, et si ce n’est pas en football, ce sera en hockey sur glace. Pari gagnant puisque le portier s’y épanouit et est pressenti pour devenir le gardien de l’équipe nationale de hockey. Mais il décline et revient vers le ballon rond, en brillant.
Dans les buts du Dynamo, l’ “Araignée Noire” révolutionne le rôle de gardien de but. En plus de ses aptitudes physiques et techniques, Yachine est le premier à comprendre l’importance du poste dans le placement de ses coéquipiers, et devient un des premiers gardiens à guider ses défenseurs, et à avoir un véritable rôle tactique sur le terrain.
Ses prestations sont de plus en plus impressionnantes et son palmarès se remplit au fur et à mesure des matchs avec, entre autres, cinq championnats d’Union Soviétique entre 1954 et 1963.
Ses plus grandes pages s’écrivent également avec la Sbornaïa, la sélection nationale soviétique. Humiliée par la Yougoslavie aux JO de 1952, la sélection soviétique a en ligne de mire le futur tournoi de 1956 à Melbourne. Une pression maximale leur est imposée par le régime, qui voit ces JO comme une offrande pour démontrer la puissance sportive soviétique face aux américains. L’équipe remporte la médaille d’or, avec un Yachine impérial dans ses buts. Quatre années plus tard, la Sbornaïa s’offre le premier championnat d’Europe de football en s’imposant 2-1 face à la Yougoslavie, à Paris.
Après une saison remplie avec son club et un titre de champion d’URSS, Yachine se voit récompensé du Ballon d’Or France Football en 1963, trophée accordé au meilleur joueur de la saison, parmi les Européens à l’époque, depuis 1956. A ce jour, il reste le premier et encore seul gardien de but à l’avoir obtenu.
Ce talent, mais surtout cette humilité et cette simplicité, vont permettre à Lev Yachine d’être rapidement érigé au rang de héros par les soviétiques – non sans arrière-pensée pour le régime communiste.
L’OUTIL DE PROPAGANDE PARFAIT
Car avant toute chose, Lev Yachine est un citoyen soviétique, et un communiste convaincu. Et si le portier devient, presque malgré lui, une star d’abord nationale puis internationale, c’est notamment grâce (ou à cause) de la relation particulière qu’ont les soviétiques avec le poste de gardien de but. Régis Genté, journaliste spécialiste de l’URSS et co-auteur du livre Futbol : le ballon rond de Staline à Poutine explique : « La Russie se présente souvent comme un impérialiste défensif, on s’agrandit mais c’est pour mieux se défendre, donc le gardien se trouve le défenseur d’une ligne […]. Le gardien incarnait cette défense des frontières, et il y a tout un cinéma et une littérature de la frontière (conception russe de la frontière, la frontière épaisse*) et tout une héroïsation du garde-frontière ».
Mais l’URSS peine à trouver son gardien, son héros, avant que Yachine ne se pose comme l’élu. Ses performances mais surtout son rapport au parti, toujours très salué, son humilité et sa discrétion font de Lev le modèle parfait mis en avant par le Parti Communiste. « Il a bien collé à l’idéologie communiste, dans la machine à fabriquer du héros » rappelle Régis Genté. « La notion de héros à l’origine, est en contradiction avec l’idéologie communiste. On ne peut pas être une star du cinéma, du sport, on doit servir la cause du régime, et j’ai l’impression avec Yachine que lui a réussi à conserver en quelque sorte l’idéal soviétique. »
Au même titre que Gagarine, Yachine est un de ces héros qui a marqué l’Union Soviétique et sa propagande. Peut-être a-t-il été trop humble dans sa notoriété puisque comme nous le rappelle encore Régis Genté, « il meurt dans des conditions assez effroyables, oublié. » Amputé d’une jambe au milieu des années 1980, il meurt des suites d’un cancer de l’estomac en 1990.
Oublié vivant, mais commémoré ensuite. Elu sportif russe du siècle en 1999 par un jury de journalistes sportifs, le Trophée Yachine décerné par France Football récompense aujourd’hui le meilleur gardien de but de l’année. C’est lui qui est représenté sur les affiches officielles de la Coupe du Monde 2018 organisée en Russie, non sans hasard. Sur ses terres, il reste le seul joueur russe (Blokhine et Belanov étant ukrainiens) à avoir remporté le Ballon d’Or. Un modèle.
*La frontière épaisse fait écho à la conception russe de la frontière, où elle représente une zone tampon, par exemple l’Ukraine, zone tampon entre la Russie et l’Occident.