Voilà plus de deux ans maintenant que des lanceurs d’alertes de divers horizons interpellent l’opinion publique en Europe pour lui signifier le génocide en cours des Ouïghours en Chine. Dans un milieu qui n’échappe pas au mutisme généralisé, les rares joueurs ayant pris position se sont heurtés, ou se heurteront probablement, aux intérêts des instances. Décryptage d’un conflit qui s’annonce déjà perdu pour les joueurs mobilisés.
Un génocide qui ne dit pas son nom
L’une des caractéristiques des génocides, des politiques de répression et de détention de masse est l’ignorance de leur existence, et le massacre des Ouïghours n’y échappe pas. Alors à des fins de rappels et de diffusion, rappelons que la plupart des Ouïghours vivent en Chine dans la Province de Xinjiang, administrée par la République populaire depuis 1949. Pourtant, le peuple ouïghour a déjà été indépendant à deux reprises au XXème siècle, en 1933 et en 1944, dans ce qu’on appelle le Turkestan Oriental, dont le drapeau est interdit en Chine.
A ce titre, le peuple ouïghour, ethnie turcophone de confession musulmane à majorité sunnite, prétend à son auto-détermination. Mais depuis les attentats de 2001, la Chine inflige une répression arbitraire à l’endroit de ce peuple au prétexte d’une lutte antiterroriste contre le Parti Islamique du Turkestan, soupçonné d’attentats.
Parmi les 11 millions d’Ouïghours en Chine, entre 1 et 3 millions sont enfermés dans des camps d’après Amnesty International, pour ce qui est le plus grand internement de masse du XXIème siècle. Dans ces camps : tortures, violences en tout genre, mais aussi propagande d’Etat. Gülbahar Jalilova, rescapée des camps d’internement chinois, raconte que l’hymne national est chanté chaque lundi et que des privations de nourritures sont prévues pour ceux qui ne chantent pas. Mais aussi que des vidéos de Xi Jinping sont diffusées dans les cellules, où “vivent” parfois jusqu’à 40 personnes dans 20m².
“Des sessions de lavage de cerveau et de la pensée sont pratiquées à travers notamment des piqûres qui visent à affaiblir les corps, arrêter les règles chez les femmes, provoquer des pertes de mémoire et empêcher les révoltes”, précise celle qui a été soumise à 15 mois d’internement, quand le nombre de morts demeure encore relativement inconnu.
Le football face au silence assourdissant
Le 10 décembre dernier, Antoine Griezmann mettait fin à sa collaboration avec Huawei suite “aux forts soupçons selon lesquels l’entreprise aurait développé une ‘alerte ouïghoure’ grâce à un logiciel de reconnaissance faciale“. Une opération de communication et une prise de position calculée, pourra-t-on lui opposer, qui ne le mettent pas en danger d’un point de vue financier. Mais à l’évidence, Griezmann est un personnage public.
Est-il condamné, à ce titre, à ce qu’on lui rappelle, sa condition de footballeur et la prétendue communication à chacune de ses prises de positions politiques ? Il est assez de critiques justifiées face à la frilosité des footballeurs en la matière pour ne pas se réjouir du contraire quand il se produit. La condition de footballeur de Griezmann étant un fait, reste à savoir s’il est préférable de le voir comme allié ou bien demeurer immobile.
Le Barcelonais a fait le choix de s’exposer publiquement, faire connaître la situation à des milliers de personnes, mettre en porte-à-faux une marque mondiale et entraîner avec lui son image, son club et ses partenaires. On pourrait dire autant des multiples lanceurs d’alertes, fussent-ils à notre goût, tels que Raphaël Glucksmann. S’il reste encore des détracteurs de ces modalités d’actions, aussi insuffisantes et impuissantes soient-elles, qu’ils aient la certitude de faire mieux.
Dans le même temps, quoique largement alertés, les dirigeants occidentaux sont restés immobiles. Quant à la Turquie d’Erdogan, non seulement elle n’a pas dit mot et consentit, mais pire, elle attend de passer devant son Parlement un traité d’extradition des Ouïghours musulmans “soupçonnés de terrorisme“.
Un traité qui mettra dans une situation de persécution les Ouïghours ayant fuit la Chine mais ne possédant pas la nationalité turque. Dans ce silence assourdissant des Etats et des instances, réjouissons-nous que quelques lanceurs d’alertes, et parmi eux des footballeurs, existent.
2020, le tournant de l’engagement ?
Le champion du monde 2018 est loin d’être le seul à avoir pris position sur le sujet puisqu’en décembre 2019, c’est Mezut Özil qui condamnait la répression menée par Pékin, entraînant la déprogrammation de plusieurs matchs des Gunners sur le sol chinois. Et il faut croire que l’année fut à l’engagement tant les initiatives de la sorte se sont multipliées.
Marcus Rashford, par exemple, a été fait membre de l’Ordre de l’Empire Britannique par la Reine Elizabeth II en personne, après avoir fait plier le gouvernement de Boris Johnson sur l’aide alimentaire allouée aux enfants de foyers précaires et avoir été à l’origine d’un programme d’alphabétisation.
Depuis plusieurs mois maintenant, les pelouses anglaises sont aussi systématiquement le lieu d’un genou posé à terre en la mémoire de George Floyd et dans la continuité du mouvement Black Lives Matter. Mieux, ce genou à terre vaut désormais “pour toutes les formes de discriminations qui existent sur Terre“, selon la désormais classique formulation. Et notamment pour toutes les formes de violences sexuelles et sexistes puisqu’on a récemment vu certains poteaux de corner arborer le drapeau LGBT, entre autres messages revendicatifs en tribunes.
Et que dire de l’épisode PSG-Basakhsehir ? La légende Samuel Eto’o fut enfin entendue : quand il y a du racisme, on croit la victime, on ne l’invite pas à passer outre, on sort du terrain et on arrête de jouer ! Dans la même veine, les quelques – rares – internationaux français à s’être insurgés sur les réseaux sociaux des violences policières subies par Michel Zecler sont venus parachever une séquence importante de protestation.
Même s’il est vrai qu’il serait adéquat de nettement nuancer cette tendance, tant il s’agissait plutôt de dénoncer le racisme subi par Michel Zecler que de nommer les “violences policières” en tant que telles, que la Premier League a surtout capitalisé au sens marketing sur les différentes luttes, ou encore que beaucoup de joueurs ont attendu que tout le monde condamne avant de le faire eux-mêmes.
Mais à l’inverse, il est à noter l’engagement sans faille et régulier d’un Demba Ba face à la surpuissante UEFA, drapée du costume de l’IGPN ce soir là. Costume qui, paradoxalement, lui allait à la perfection. Quant à la dimension marketing et la “hype” parfois suscitée, c’est le lot des luttes et cela a de bon leur diffusion vers des publics moins politisés.
On l’a compris avec l’UEFA , le gouvernement de Boris Johnson, les différents Etats ou les publicitaires : désormais, si un rapport de force s’engage, il aura lieu entre les instances et les joueurs.
Propagande d’Etat, intérêts financiers et géopolitiques : un combat déjà perdu ?
Les Etats-Unis ont annoncé début décembre une nouvelle mesure, après celles prises en septembre, contre l’importation de coton chinois. Les douanes américaines ayant désormais accès à la marchandise, le Congrès a en effet annoncé travailler à suspendre toute importation venant du travail forcé des Ouïghours. Reste à savoir si l’administration Trump s’en chargera ou s’il faudra attendre l’investiture de Joe Biden. Le texte doit passer devant le Sénat.
De nombreuses firmes, parmi lesquelles Huawei donc, mais aussi des marques du textile comme Zara, Adidas ou Nike – et c’est bien ces deux dernières qui nous intéressent – font en effet appel à de la sous-traitance chinoise. Mais celle-ci met en esclavage le peuple ouïghour afin d’offrir une main d’œuvre toujours plus bon marché et docile. Si certaines marques ont pris des engagements, ce n’est par exemple pas le cas de Nike. D’après la journaliste australienne Anna Fifield, Nike impose même le travail forcé à plus de 800 femmes ouïghoures, et n’a pris aucune disposition en la matière.
En revanche, le problème est tout autre qu’avec Huawei puisque Nike et Adidas habillent, chaussent, rémunèrent et même fournissent les ballons aux footballeurs et à l’industrie du football. La question peut faire sourire, mais quid du football à l’ère moderne sans chaussures, ballons, publicités en tout genre et maillots ?
Par exemple, pas moins de 7 millions de chaussures de football Nike vendues dans le monde proviennent du travail forcé des Ouïghours, toujours d’après Anna Fifield. C’est dire l’étendue de la tâche qui attendrait une potentielle égérie de la marque désireuse de vouloir emboîter le pas à Griezmann et consorts. Et comment espérer voir l’UEFA, trop souvent silencieuse sur ce genre de sujets et factuellement dans l’incapacité d’imposer des politiques à des Etats souverains, prendre le parti des rares joueurs positionnés ?
Un tel différend aurait pourtant de quoi faire rêver tant l’hypothèse de Nike ou d’Adidas qui plierait changerait la donne… Imaginez alors l’industrie du football devoir s’agiter pour se sauver, les Etats devoir intervenir politiquement en Chine et, qui sait, peut-être verrions-nous la bulle exploser.
Pourtant, l’opposition semble acquise à la cause des Etats, qui se rangent derrière les marques qui les font vivre et ne parviennent pas à les faire céder. D’autant que Xi Jinping, depuis son arrivée au pouvoir, a fait du football une de ses priorités, avec l’objectif de faire de la Chine une grande nation de ce sport. Historiquement objet de propagande par excellence, le football est sans conteste devenu le cheval de Troie de la propagande d’Etat chinoise.
Une situation aux enjeux géopolitiques puisque l’Europe cherche à vendre ses droits TV à la Chine, en particulier la France, et qu’une suspension des importations chinoises mettrait à mal des relations diplomatiques déjà complexes.
La Premier League anglaise, très reconnue en Asie, s’est par exemple vue opposer une suspension de sa diffusion en Chine suite à de multiples tensions. En cause, le cas de Hong-Kong, ex-colonie britannique, mais aussi l’exclusion du réseau 5G du mastodonte Huawei et les déclarations du chef de la diplomatie britannique sur la situation des Ouïghours. En septembre dernier le contrat a même définitivement été rompu quand des questions économiques sont venues s’ajouter à cette longue liste.
Si la tâche s’annonce ardue pour faire plier les institutions, nul doute que cette mobilisation contre la répression que subissent les Ouïghours est un véritable point de bascule dans l’antagonisme entre joueurs et instances et sera, qui sait, le détonateur d’une contestation nouvelle et plus large.
Photos : OneFootball/Imago
