Le dribble. Le geste technique. L’inspiration magique d’un joueur au-dessus du lot. Des prouesses qui font se lever les foules et râler les aigris. Car oui, un geste technique se situe parfois à la frontière entre génie utile et fioriture superflue. Pourtant, le public vit pour ce genre d’arabesques. Dans la maison football, si les passes étaient les briques (parfois transformées en or), les dribbles en seraient les couleurs. Dans cette bâtisse, le coup du foulard, aussi appelé rabona, serait une teinte tape-à-l’œil. Parfois agaçante, souvent époustouflante, toujours surprenante. Pour le dernier épisode de cette série, Caviar Magazine vous fait voyager de la Turquie à l’Argentine, en passant par l’Italie, à la découverte d’un geste aussi rare qu’il est difficile à réaliser.
Le 23 octobre 2014, Tottenham affronte les Grecs de l’Asteras Tripolis. A la 66e minute, Erik Lamela est à l’entrée de la surface de réparation. La balle arrive sur sa droite. L’Argentin, en vrai gaucher, risquerait de briser les dents d’un pauvre spectateur en la tentant du droit. Surtout, à la vitesse et de la façon dont déboule le cuir, frapper du droit demanderait plus de temps. Or, les défenseurs sont proches. Le Spur doit agir vite. Lamela croise alors les jambes et caresse la balle du pied gauche, derrière sa jambe d’appui. Lunette. En une soirée, à la manière d’une folle rumeur de vente de l’OM, le but fait le tour d’Internet. Il faut dire que l’exécution est parfaite : l’effet, splendide, cloue au sol le portier du club grec. Supporters et journalistes s’extasient devant la rareté du geste. Car si certains l’utilisent pour centrer, très peu sont ceux ayant marqué d’une rabona.
Clin d’œil de l’histoire, ce 23 octobre 2014 nous transporte au pays de Lamela, quelques années en arrière. En Argentine, le jeune Erik lui-même, visage de poupon et étrange tresse dans les cheveux, avait déjà marqué de cette façon. Mais pour découvrir l’origine de ce geste mythique, il nous faut encore, sur ces terres nourries par le Rio de la Plata, rebrousser chemin dans le temps.
Infante, à l’origine
Le géniteur de la rabona est argentin et, hasard du football, porte le même prénom que l’artiste qui en a fait un de ses gestes fétiches, Ricardo Quaresma. Ricardo Infante est loin d’être un inconnu au pays de l’Albiceleste : ses 217 buts en 439 matchs font de lui le sixième meilleur buteur de l’histoire du championnat argentin. En Europe, il est évidemment plus connu pour son coup d’éclat du 19 septembre 1948. Ce jour-là, les journaux du pays couvrent deux matchs : l’opposition entre Boca Juniors et Independiente à la Bombonera, et celle entre River Plate et Huracán, au Monumental. Personne n’est devant son petit écran, et pour cause, le football local ne sera pas diffusé sur les ondes argentines avant 1951. Seuls les supporters et quelques photographes assistent au match entre le club d’Infante, l’Estudiantes de la Plata, et Rosario Central. Les Pincharratas mettent la main sur le match, et marquent par deux fois. La partie se poursuit, jusqu’à ce que la balle arrive à 35 mètres du but de Rosario. Elle revient sur Infante, dans une position délicate. Là, le temps s’arrête, suspendu par le coup de génie de Ricardo. Le joueur de la Plata passe sa jambe droite derrière sa jambe gauche. Loin de tomber ou d’effectuer un pas de danse douteux, il envoie une praline dans la lucarne du gardien adverse. Bouche bée, le portier de Rosario ainsi que l’arbitre de la rencontre accourent vers le buteur pour le féliciter ! Un élan de joie aussi rare et stupéfiant que le geste d’Infante.
L’histoire est belle, mais ne s’arrête pas là. Le lendemain, le magazine El Gráfico envoie son meilleur jeu de mots directement dans le grand livre de l’Histoire du football, et titre : “El infante que se hizo la rabona”. Littéralement, “l’enfant qui a fait l’école buissonnière“. Une manière de rappeler que la frappe de Ricardo s’inscrit, comme une rébellion, à contre-courant de tout ce qui a pu être vu dans le football jusqu’alors. En 1998, le buteur revient sur son geste pour les médias : “L’effet a été incroyable. Je n’aurais jamais pensé que j’allais la mettre là, dans la lucarne gauche“. L’Argentin exprime tout de même un léger regret : “Ce but n’a pas eu le retentissement qu’il méritait. La télévision n’existait pas et la presse écrite ne couvrait pas tous les matchs”. Véridique : de cette action, une seule photographie demeure. On y voit les joueurs adverses, regards rivés sur un ballon qui se dirige inexorablement vers les araignées assoupies dans la lucarne. En arrière-plan, on distingue Infante.
Néanmoins, l’origine de la rabona a été doublement disputée. D’abord, le nom. Certains évoquent une appellation qui viendrait plutôt du mot rabo, qui en espagnol signifie “queue”. Le mouvement ressemblerait à celui de la queue d’une vache autour de ses jambes… Toujours est-il que la rabona semble être née avec Infante, et donnera même son nom à un pas de danse du tango. Au Brésil, le geste est appelé chaleira (“théière”), ou letra (“lettre”). Néanmoins, le mystère reste entier à propos de l’origine du nom francophone : le “coup du foulard”.
Roccotelli, rabona all’italiana
Des années plus tard, d’autres revendiqueront la paternité, ou plutôt la popularisation du geste. Si le Roi Pelé lui-même a réalisé des rabonas, un nom en particulier ressort lorsqu’on plonge dans l’histoire du coup du foulard : celui de Giovanni Roccotelli. Dès son enfance, dans les années 1960, le joueur aurait fait du geste le sien, comme il le déclare à la télévision italienne : “Je frappais souvent le ballon avec le pied droit en pliant au maximum la jambe gauche, ma jambe d’appui. J’ai découvert que j’avais ce don quand j’étais petit, et je pouvais frapper comme ça très fort, sans aucune différence“. Selon The Independent, Roccotelli se proclame même inventeur de la rabona : “Au moins, j’ai fait une chose avant tous les autres… Maintenant, tout le monde appelle ce geste la rabona car Ronaldo l’a fait [sic], mais Pelé lui-même a déclaré en interview qu’il se souvenait qu’un Italien l’avait fait avant lui : c’était moi”.
Si en réalité Roccotelli est loin d’en être le créateur, il a tout de même largement participé à la popularisation du geste en Europe. En 1976, il centre depuis le côté gauche, en coup du foulard, pour ce qui est très certainement la première rabona filmée. Certes, le ballon passe devant plusieurs jours et un défenseur le dégage en corner. Certes, le mouvement n’est pas le plus esthétique. Mais il a l’immense mérite d’exister. Et, chose rare, Roccotelli l’effectue ce jour-là en pleine course. Deux ans plus tard, c’est cette fois une passe décisive qu’il délivre en croisant les jambes, à l’occasion d’une rencontre face à Bari. Cela dit, l’histoire d’amour entre l’Italien et la rabona se trouve à mi-chemin entre réalité et légende. Légende alimentée par le joueur lui-même : “Les défenseurs restaient sans paroles quand je faisais le geste, et les supporters déliraient complètement. On m’arrêtait même dans la rue, pour me demander de refaire le geste le week-end suivant”.
Depuis, si le geste s’est popularisé, il reste tout de même (presque) aussi rare qu’une qualification du PSG en demi-finales de Ligue des champions. La rabona demeure l’apanage des plus grands, des plus techniques. Pour preuve, parmi ceux qui l’ont réussi en match, on retrouve quelques noms légèrement connus : Diego Maradona, Cristiano Ronaldo, Neymar, Angel Di Maria ou encore Eden Hazard. Le coup du foulard se retrouve comme une friandise parmi d’autres dans la bonbonnière qu’est la compilation Youtube. Et les critiques ne sont jamais loin : “pourquoi effectuer une rabona lorsqu’on peut tenter un simple centre ?”, “Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?” De telles questions paraissent en réalité réductrices : le débat, à élargir à d’autres gestes techniques, des passements de jambes à la passe aveugle, est plus complexe.
Comme pléthore de dribbles, la rabona se trouve entre décoration et utilité. Le coup du foulard, spectaculaire, n’est jamais dénué d’une volonté d’impressionner le public et l’adversaire. Mais qu’on ne s’y trompe pas : dans la rabona réside un réel intérêt. Premièrement, ce geste d’instinct permet au joueur, alors dans une position délicate, de frapper la balle de son pied fort. Deuxièmement, la surface de frappe employée lors d’un coup du foulard ainsi que le mouvement réalisé donne à la gonfle une trajectoire souvent impossible à retrouver lorsque le joueur utilise son pied faible. Le centreur/tireur peut mettre un maximum d’effet dans son ballon. Surtout, la rabona est synonyme de surprise pour l’adversaire. C’est ce qui a provoqué cette réaction de l’arbitre et du gardien adverse lors du but d’Infante en 1948. C’est ce qui a provoqué cette réaction de tous à White Hart Lane, après le pion inscrit par Lamela. Claudio “El Bichi” Borghi, passé par Argentinos Juniors et le Milan AC, connu pour ses rabonas, résume parfaitement ce qui fait la force du geste : “Dans mon cas, c’est un défaut qui s’est transformé en qualité car je n’avais pas de pied gauche. Mais ce qui est beau, c’est que le ballon va où l’on veut, ça surprend. Comme toute action inattendue, elle pose des problèmes à l’adversaire”. Le coup du foulard, c’est ça : la surprise, l’effet, la vitesse et par-dessus tout, l’instinct.
Ode à Ricardo Quaresma
Le coup du foulard, les meilleurs l’ont tenté. Di María, par exemple, a délivré plusieurs galettes de qualité en croisant les pattes. Des anonymes ou presque, ont également scoré des pions d’anthologie, tels Andrés Vasquez, Matias Urbano ou Mauricio Cataldo. Petite pensée, soit dit en passant, pour le but de Jonathan Calleri dans une Bombonera en fusion. Mais il est un joueur à qui il faut rendre un hommage particulier. Tel El Bichi Borghi ou Gianni Roccotelli avant lui, il demeure l’un des rares techniciens à avoir fait de ce geste si difficile un mouvement iconique de son jeu. Il n’a cependant eu ni la reconnaissance, ni la carrière qu’il méritait à ses débuts, contrairement à son ami et compatriote aux abdos saillants.
Car Ricardo Quaresma est loin de faire l’unanimité. Nonchalant, inconstant, le « Tzigane » a pourtant fait bondir de joie les publics les plus chauds d’Europe, que ce soit à Porto ou à Besiktas. Si sa marque de fabrique reste la divine trivela (un extérieur du pied « à la Quaresma »), le bonhomme a envoyé son lot de rabonas aux quatre coins de l’Europe. A chaque fois, tel un danseur sur gazon, son croisé de jambes et son fouetté de l’extérieur relèvent de la perfection. Et ce, toujours d’un pied droit qui devrait demeurer sous cloche au Musée du football, aux côtés du pied gauche de Messi, de la tête d’André Ayew et du nez de Zlatan.
Quaresma a d’ailleurs exploré tous les usages de la rabona. Le plus souvent, c’est excentré sur un côté que Ricardo « fait l’école buissonnière » : soit sur l’aile gauche, en fin de course, soit sur l’aile droite, après un crochet intérieur. Mais l’artiste a plus d’un tour dans son sac, et a exporté son coup du foulard sur tout le terrain, des transversales aux passes à ras de terre en passant évidemment par les frappes. Seul bémol peut-être, le Portugais n’a encore jamais marqué d’une rabona…
Le “Tzigane” est sans aucun doute l’un des meilleurs techniciens de ces quinze dernières années. Le tatoué a le dribble chevillé au corps et a fait dansé des centaines d’adversaires de son soyeux pied droit. Et le coup du foulard colle parfaitement au beau Ricardo. Un geste fou, qui nécessite une technique hors norme, pour un joueur instinctif, rebelle, à part. Alors oui, Quaresma a fait des choix de carrière douteux. Oui, son pied gauche ne lui sert qu’à tenir debout. Oui, Quaresma n’avait sans doute pas la mentalité qui transforme les dribbleurs d’exception en joueurs de légende. Souvent critiqué, passé sans succès par le Barça, l’Inter et Chelsea, il est pourtant de ceux qui font aimer le football à des générations entières. Fernando Santos l’avait bien compris, et a pleinement intégré le natif de Lisbonne dans l’équipe portugaise championne d’Europe en 2016. Une immense victoire pour un joueur aujourd’hui libre de tout contrat, mais devenu une idole dans sa ville natale ainsi que sur les rives du Bosphore. Si un club souhaite donner de la magie en barres à ses supporters… Et si vous en voulez aussi, installez-vous confortablement, un verre de ginjinha à la main, et profitez des 23 minutes de plaisir ci-dessous.
Léon Geoni (Illustration: Pauline Girard)
Episode 1 : Leônidas et son tour en bicyclette