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Zapatistes – Inter Milan : le match qui n’a jamais eu lieu

Dans l’ère du football business où l’image de marque des clubs est devenue primordiale, l’idée qu’un match amical soit organisé par solidarité politique et sociale apparaît comme une anomalie. A ce titre, le rapprochement entre l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et l’Inter Milan lors de l’été 2005 n’a rien d’anodin. Caviar Magazine vient éclairer pour vous cet événement méconnu du football moderne, le match qui n’a jamais eu lieu entre l’Inter et l’EZLN.


A l’été 2005, l’Inter Milan est à l’aube d’une période de domination sans conteste de la Serie A, qui atteindra son point culminant avec le fabuleux triplé de 2010. Alors entraînée par Roberto Mancini, l’équipe vient de gagner la Coupe d’Italie face à l’AS Roma en juin et programme son calendrier de préparation pour la prochaine saison. La presse relaye alors un potentiel match amical avec les Zapatistes lors de la pré-saison. La perspective d’une telle rencontre est au centre des débats face à la menace d’un incident diplomatique avec le gouvernement mexicain de Vicente Fox – l’autonomie zapatiste n’étant pas officiellement reconnue par les autorités. Une autre question se pose : pourquoi les Zapatistes veulent-ils organiser un match avec un club européen majeur, fleuron du football business ? En regardant de plus près à la fois le mouvement des Zapatistes et l’identité de l’Inter, notamment à cette époque, plusieurs raisons peuvent expliquer que ce match ait pu être envisagé.

La lettre de Marcos : que le football redevienne un jeu

A première vue, rien ne lie le destin des Zapatistes au club italien. Les Zapatistes représentent un mouvement autonomiste qui revendique des droits pour les populations indigènes dans le Chiapas, au sud du Mexique. D’abord constitué en un groupe armé pour former un territoire indépendant du pouvoir fédéral mexicain, le mouvement a entamé une transition civile à la fin des années 90.

L’idée du match émerge le 25 mai 2005, avec la lettre adressée par le célèbre sous-commandant Marcos au président de l’Inter, Massimo Moratti. Il lui propose de jouer une succession de matchs à travers le Mexique, les Etats-Unis et l’Europe afin de soutenir la cause des altermondialistes et des Zapatistes, les recettes générées par les billetteries étant destinées à venir en aide aux personnes en situation de grave précarité et exclues de la société. Il émet en premier lieu l’idée d’organiser une compétition dénommée le Pozol de Barro – en hommage à une boisson traditionnelle au maïs – qui se jouerait en sept matchs et dont le vainqueur serait l’équipe s’imposant à quatre reprises. Mais Marcos signale, non sans ironie, que le tournoi serait annulé si les Zapatistes perdaient plus de trois rencontres.

Le sous-commandant Marcos et sa célèbre pipe (source: Editions Le Muscadier)

Il propose d’organiser la première opposition dans le stade olympique universitaire du district fédéral du Chiapas. Les recettes reviendraient aux Amérindiens déplacés de force sur les hauts plateaux de la région par les paramilitaires mexicains affiliés au gouvernement. Un autre match est envisagé à Guadalajara : les bénéfices permettraient cette fois de payer les frais de justice des altermondialistes enfermés dans la région. De même, le sous-commandant Marcos songe à ce qu’une rencontre soit organisée en Californie pour militer contre les politiques répressives du président George W. Bush et du gouverneur Arnold Schwarzenegger à l’encontre des immigrés. Elle viserait la création de fonds aidant les sans-papiers à accéder à des conseils juridiques.

En Europe, hormis des matchs joués à Milan et à Rome, Marcos souhaite que les Zapatistes se rendent à Gênes et à Bilbao. A Gênes, pour commémorer la mémoire du militant altermondialiste Carlo Giulani – assassiné en 2001 par un policier italien lors des manifestations en marge du sommet du G8. Par la même occasion, il annonce son intention de dégrader la statue de Christophe Colomb, perçu par les populations indigènes comme celui qui a initié les ségrégations et les massacres à l’encontre des Amérindiens, en y dessinant des escargots (Caracoles en espagnol, dont le nom désigne les cinq communautés composant l’autonomie zapatiste). A Bilbao, Marcos prévoit de manifester au siège de la multinationale BBVA, qui refuserait selon lui que des aides humanitaires soient envoyées aux communautés indigènes. Il dénonce également les malversations dont la banque est coupable, du blanchiment d’argent au financement illégal de campagnes électorales, en passant par les fonds de pension illégaux et les pots-de-vin.

Graffiti à l’effigie de Carlo Giuliani

Outre ses revendications altermondialistes, le sous-commandant Marcos veut insuffler à ces rencontres l’idéologie zapatiste d’inclusion et de fin de la « chosification » des femmes. En conséquence, il invite à la mixité des équipes et incite les communautés LGBT à être de la partie. Son objectif est clair : que les joies du match soient partagées par tous et toutes. Marcos propose également des règles fantaisistes – comme le fait que la partie ne fasse pas quatre-vingt-dix minutes mais dure jusqu’à ce que plus aucun joueur ne tienne debout sur le terrain. Toutefois, ces propositions ne sont pas de la moquerie. Marcos cherche avant tout à retrouver l’essence du football : l’amusement – et que le ballon rond redevienne un jeu plutôt qu’un « pur business ».

Le Zapatisme, une ode à la lutte pour l’identité et les droits des Amérindiens

Les revendications mises en avant dans la lettre s’alignent sur les valeurs zapatistes. Afin de comprendre la démarche de Marcos, nous allons brièvement revenir sur ce qu’est le mouvement zapatiste. Pour beaucoup, l’Armée zapatiste de libération nationale (El Ejército Zapatista de Liberación Nacional) n’est qu’une simple guérilla révolutionnaire marxiste apparue aux yeux du monde lors de l’insurrection de ses groupes armées le 1er janvier 1994 dans le Chiapas. Au cours de ce soulèvement, les Zapatistes réussissent à prendre position dans plusieurs villes de la région, en particulier à San Cristóbal de Las Casas. Cette insurrection armée avait symboliquement eu lieu le jour d’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre les Etats-Unis, le Mexique et le Canada. Pour le sous-commandant Marcos, le zapatisme ne reproduit pas le modèle de guérilla guévariste sud-américain – ni aucune autre idéologie, car chacun peut se l’approprier.

« Le zapatisme n’est pas une nouvelle idéologie politique, ni un réchauffé de vielles idéologies. Le zapatisme n’est pas, n’existe pas. Il se contente de servir, comme servent les ponts, pour traverser d’un côté à l’autre. […] Il y a seulement une aspiration : construire un monde meilleur, c’est-à-dire neuf. En résumé : le zapatisme n’appartient à personne, et pour cela, il est à tout le monde. »
Sous-commandant Marcos, le 5 mai 1996

“Ecole primaire autonome rebelle zapatiste” – Une des multiples fresques décorant les caracoles zapatistes .

Il s’agit avant tout d’une lutte sociale constante pour un monde meilleur. Dans le Chiapas, ce combat passe par l’autonomisation des peuples indigènes, la fin des discriminations qu’ils subissent et une égale répartition des terres. Ce projet se concrétise par l’auto-gouvernement des populations indigènes de leur territoire. Les Zapatistes échappent ainsi à la logique étatiste et capitaliste dans laquelle nous vivons – et dans laquelle le football mondial s’exprime depuis des générations. Leur mode d’organisation ne repose plus sur l’argent et la spécialisation du travail. Le divertissement devient alors secondaire, notamment les sports occidentaux comme le football. Et ce même si celui-ci reste très populaire dans la région. Cela peut expliquer le détachement que le sous-commandant Marcos laissait transparaître dans sa lettre à Moratti. La déspécialisation du travail concerne la politique, l’éducation, la santé et la justice où chaque citoyen zapatiste doit avoir un rôle. De plus, chacun a la responsabilité de chercher le bien de la communauté dans ces domaines afin que les intérêts de la population soient réellement satisfaits. De cette manière, les Amérindiens ne subiront plus de discrimination dans les hôpitaux et les tribunaux et verront leur culture survivre. Les Zapatistes ont également un idéal à faire valoir : une société non viriliste, où l’égalité femme-homme serait réellement respectée et où la prison n’existe pas.

Football et identité au Chiapas

Toutefois, si l’autonomie et l’auto-gouvernement sont primordiaux pour conserver les particularismes des indigènes, les Zapatistes ne vivent pas en autarcie. S’ils ne souhaitent pas diffuser leurs modes de vie comme un modèle à respecter, ils soutiennent les courants altermondialistes à travers le globe. En effet, la mondialisation et le capitalisme sont perçus comme des vecteurs d’harmonisation culturelle, économique et sociale – effaçant les localismes ou les droits préexistants. En outre, leur engagement ne les empêche pas d’aller supporter l’équipe professionnelle des Jaguars du Chiapas FC, dans la ville de Tuxtla Gutiérrez. Les joueurs des Jaguars ne sont pas très impliqués socialement pour la cause zapatiste ou pour celles des agriculteurs pauvres du Chiapas. Mais les matchs représentent un moment de communion pour la société locale indigène, à travers des danses et des chants traditionnels. Seuls quelques moments forts sur le terrain ont réellement marqué les esprits – comme la fois où la star paraguayenne Salvador Cabañas fut le buteur victorieux lors d’une rencontre contre San Luis Potosi, en avril 2004. L’attaquant avait célébré son but avec quelques pas de danse en portant un masque de Parachico. Ces images furent diffusées à la télévision dans tout le Mexique, offrant un moment de visibilité éphémère à la culture amérindienne. De plus, les matchs des Jaguars procurent aux immigrés guatémaltèques et salvadoriens un formidable outil d’intégration social parmi les supporters locaux. Ainsi, ce n’est pas le football en soi qui est rejeté par les Zapatistes, mais ce qu’il est devenu.

Salvador Cabañas offre un masque de Parachico à Oribe Peralta en 2019

L’aide de l’Inter Milan aux Zapatistes

Mais cette vision du football et de la société n’explique toujours pas pourquoi un rapprochement avec les Nerazzurri a eu lieu, bien au contraire. Celui-ci tient en deux noms : Javier Zanetti et Bruno Bartolozzi. Les relations entre l’EZLN et l’Inter Milan commencent dès 2004. Bartolozzi, alors directeur sportif du club italien, se rend directement sur le territoire zapatiste pour offrir des maillots, des ballons et une aide à la construction d’un aqueduc dans la municipalité d’Overtic. Le club italien fait également don de 5000 euros aux Zapatistes, ce qui correspond aux amendes prélevées aux joueurs pour leurs retards aux entraînements. A l’occasion de son voyage en territoire zapatiste, Bartolozzi visite des infrastructures construites par les locaux, un laboratoire ophtalmologique par exemple. L’Inter oeuvre également pour les populations locales du Chiapas en collectant des fonds pour financer l’approvisionnement de médicaments et la construction d’hôpitaux. La démarche de Moratti avait à l’époque été saluée par Armando Cossutta, président du parti de la refondation communiste italienne et supporter nerazzurro.

Bruno Bartolozzi présentant le maillot de Javier Zanetti aux Zapatistes

Zanetti, l’âme zapatiste de l’Inter Milan

L’autre partie ayant joué un rôle déterminant dans ce rapprochement est Javier Zanetti, le capitaine légendaire nerazzurro. Combatif sur le terrain, l’homme l’est aussi sur la scène associative mondiale à la faveur des populations les plus démunies – principalement les enfants. Le défenseur a publiquement déclaré sa sympathie envers la cause zapatiste, envoyant notamment un maillot floqué à son nom accompagné du message suivant, en 2004 :

« Nous croyons en un monde meilleur, un monde sans mondialisation, enrichi par les différences culturelles et les coutumes de tous les peuples. C’est pourquoi nous voulons les aider dans leur lutte pour conserver leurs racines et leurs idéaux. »

En plus de ce geste symbolique, le numéro 4 avait livré aux Zapatistes une ambulance par l’intermédiaire de la Fondacion PUPI, qu’il gère avec sa femme Paula, depuis 2001. Une association répondant aux besoins fondamentaux des enfants pauvres, qui a notamment financé la construction d’un hôpital en Colombie. Certains de ses coéquipiers, comme Ivan Zamorano, ont aussi fait des dons à la PUPI. L’insistance de l’Argentin auprès de ses dirigeants fera que Moratti et Bartolozzi préféreront écouter leur capitaine plutôt que la logique commerciale du football moderne.

Javier Zanetti, capitaine de l’Inter Milan de 1999 à sa retraite en 2014

L’engagement social et politique de l’emblématique capitaine de l’Inter s’explique par son histoire personnelle. Né dans le quartier pauvre du Dock Sud de Buenos Aires, limitrophe à celui de La Boca où siège le mythique club de Boca Juniors, Zanetti n’a jamais oublié d’où il venait. Durant sa jeunesse, il aidait son père sur les chantiers de construction alors qu’il allait à l’école et jouait au football dans le même temps. Outre son origine sociale, Javier Zanetti est un fervent catholique, imprégné de la très populaire théologie de la libération. Les partisans de cette idée, prônant la compassion et la charité, ont oeuvré contre l’exclusion des populations pauvres mais aussi contre les dictatures militaires foisonnantes sur le continent sud-américain. Le lien entre théologie de la libération et le zapatisme est aussi très fort – tant dans ses valeurs que par les membres qui le composent. L’exemple le plus parlant : la négociation et la signature du cessez-le-feu entre l’EZLN et le gouvernement mexicain, supervisées en janvier 1994 par Samuel Ruiz García, l’évêque du diocèse de San Cristobal de las Casas.

Le match du Chiapas n’aura pas lieu

En dépit de sa médiatisation, le match entre l’EZLN et l’Inter n’aura jamais lieu. Pourtant, selon la lettre de Marcos, un accord semblait avoir été trouvé. Javier Zanetti était d’ailleurs prêt à jouer le jeu malgré le fait qu’aucune date et aucun lieu n’ait été fixé. « Ce n’est pas un problème pour moi d’accepter le défi, je serai prêt à y aller », avait-il déclaré aux médias italiens. Mais ce match restera un doux rêve pour les partisans d’un football romantique face à la dure réalité du sport et de la géopolitique.

D’un point de vue purement sportif, il aurait en effet été improbable que les joueurs de l’Inter disputent un match avec les règles présentées par le sous-commandant Marcos sans s’exposer à des blessures. Cette confrontation les auraient d’ailleurs empêchés d’aborder la saison à venir dans les meilleures conditions. Tels sont les impératifs du football professionnel, qui interdisent toute imprévisibilité et toute prise de risque économique.

L’aspect logistique est aussi à prendre en compte puisqu’il aurait fallu faire venir l’ensemble de l’équipe technique au Chiapas et avoir l’autorisation de jouer sur un terrain de la part des autorités. Ce que le calendrier de préparation du club milanais ne permettait sans doute pas. Les conditions à réunir étaient ainsi trop nombreuses pour que la perspective d’un tel match soit réellement possible.

Une équipe de football de Zapatistes, dissimulés derrières leurs habituelles cagoules

L’organisation d’un match aurait en outre posé un problème d’ordre diplomatique à l’Inter, voire à l’Italie, l’autonomie zapatiste n’étant pas reconnue par le gouvernement mexicain. Si aucun conflit n’existe officiellement entre les deux entités, officieusement, les paramilitaires affiliés au gouvernement mexicain continuent de harceler et tuer des Zapatistes, comme lors du massacre d’Acteal, où 45 habitants indigènes périrent le 22 décembre 1997. Une tuerie qui fit partie intégrante de la stratégie contre-insurrectionnelle initiée par le gouvernement du président Ernesto Zedillo. En organisant une opposition avec l’EZLN, les Nerazzurri se seraient ainsi mis à dos le gouvernement mexicain mais également les Etats-Unis et de nombreux sponsors.

En découle une raison sécuritaire, à la fois pour les Zapatistes et les Interistes. Les autorités mexicaines auraient en effet pu profiter du match pour arrêter les chefs de l’insurrection. Sans compter les risques de fusillades ou d’attentats auxquels auraient pu être exposés les joueurs de l’Inter.

Des enfants participent au projet “Inter Campus” au Chiapas

Pour autant, les relations entamées entre l’Inter et les Zapatistes ne sont pas restées lettre morte. Depuis 2014, le club lombard s’est installé au Chiapas par l’intermédiaire de son projet « Inter Campus », présidé par la famille Moratti et Luis Figo. Son but : soutenir les enfants et les adolescents vivant dans la pauvreté par des programmes sportifs. Aujourd’hui, Inter Campus assiste près de dix mille enfants à travers le monde. En fin de compte, un match plus important contre la pauvreté et l’exclusion se joue actuellement au Chiapas.

Guillaume Orveillon

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